369. C’est le nombre de Photomatons que Jacob B’chiri a pris de lui-même entre 1973 et 1974. À quoi pouvaient bien servir ces selfies d’avant l’heure qui montrent tantôt un visage troublé, tantôt un rire forcé, qui paraissent si familiers et lointains en même temps ? Lorsque Christophe Boltanski ouvre cet album trouvé aux puces, il est aussitôt aspiré par ces figures sorties d’un conte de Lewis Carroll. L’homme s’est réinventé en de multiples personnages, l’un barbu, l’autre glabre, l’un en uniforme, l’autre en chemisette décontractée.
Est-ce une biographie ? Mais qu’est le récit d’une vie quand le pluriel s’impose ? Est-ce une fiction ou une enquête née d’un fait divers ? En fait, la quête d’un personnage insaisissable parce que surreprésenté en 369 clichés réunis en un album photo. Pour son troisième roman, après La cache (Stock, 2015) et Le Guetteur (Stock, 2018, prix Femina), et toujours à trois ans d’écart et d’écriture, il nous donne maintenant ces Vies de Jacob (Stock, 2021).
Un titre qui fait écho à l’essai biographique que Christophe Boltanski en binôme avec Jihan El-Tahri, tous deux correspondants de presse à Jérusalem, l’un pour Libération, l’autre pour la BBC, avait consacré au leader palestinien : Les sept vies de Yasser Arafat (Grasset, 1997). Et c’est que dans les deux cas, mais avec un style bien différent, il s’agit de vie multiple, d’existence éclatée, où la vérité le partage à la fiction, et la réalité au mythe.
Nous sommes au marché aux puces où, d’entre les rebuts et sur « les tréteaux d’un chiffonnier », surgit un album photo qu’une productrice de télé confie à un journaliste qui vient de perdre son emploi ─ l’auteur omniscient ─ pour qu’il concocte un synopsis propre à déboucher sur quelque documentaire. « Et si le film ne se fait pas, ajoute-t-elle, tu pourras toujours en faire un livre ». Nous en voyons là le résultat.
À qui s’en étonnerait, citons le cas de Mario Vargas Llosa, s’échinant un an durant, pour le cinéaste Ruy Guerra, sur un texte brésilien d’Euclides da Cunha rapportant la révolte de Canudos et des cangaceiros au début du siècle passé et qui, après la défection de la production (Paramount), ne voulant pas rester sur cet échec, publie alors ce grand roman que fut La guerre de la fin du monde (Gallimard, 1983). Ici, un modeste ensemble de photomatons, d’une grande banalité, aboutit à un récit fascinant, chaque photo et chaque page retournées alimentant la curiosité du lecteur, le suspense d’une lecture qui durera jusqu’à la fin du temps et du voyage.
Car il s’agit bien de pérégrination et ce personnage, identifié comme un certain Jacob B’chiri, n’est nul autre que le Juif errant. Un mythe revisité, à l’égal du fameux Schlemihl de Chamisso, cet homme malchanceux qui a vendu son ombre au diable et qui, désormais, fuit et se terre :
« En yiddish, le schlemiel, c’est la chèvre, le pauvre type, le malchanceux, le roi des gaffes, celui pour qui rien ne va jamais. »
Mais pourquoi, dans son errance, dans ce « lot de photos à l’abandon » multiplie-t-il sa photo d’identité, le visage impersonnel de « quelqu’un et tout le monde à la fois » ? À l’ère du selfie, un « soi-même fit », correspond ici ─ nous sommes dans les années 70 ─ celle du photomaton. Et l’on se souviendra, dans Le fabuleux destin d’Amélie Poulain, du personnage de Mathieu Kassovitz, accroupi au pied d’une cabine de photomaton dans une station de métro, collectant les photos laissées là par les portraiturés. Boltanski est ce collectionneur et ce maton, taxé de « charognard », qui part à la recherche de cette identité en se faisant les griffes sur « un tigre de papier et de gélatine ».
Et voilà que, pièce en main, il interpelle son personnage :
« Ce n’est certainement pas un hasard si ton engouement pour les photomatons intervient en plein essor du body art. À l’instar de nombreux artistes, tu utilises ton corps comme un matériau, un support, un territoire à conquérir ou à libérer. »
Tenant en main ce « bloc-notes corporel », le narrateur développe alors son récit comme un Road movie, et c’est bien à un long périple à travers de multiples frontières que nous convie l’auteur. Le premier indice de ce jeu de pistes est donné en dernière page de cet album où le maniaque des prises de vue prie celui qui l’aura trouvé de contacter, « en cas d’accident », le consulat d’Israël. Dès lors la bobine va dérouler son fil, nous entraînant, en effet, en Terre Sainte, à Ra’anana où B’chiri Jacob a vécu son adolescence, et à Ber Sheva où se trouvera sa tombe. Mais aussi et d’abord Djerba, la fabuleuse « île des Lotophages » qui fit perdre la tête et la mémoire aux compagnons d’Ulysse, et qui entraîne ici le scribe mémorieux à retrouver la trace du « suspect » et à recomposer, tant bien que mal, son histoire :
« Il se construit autour d’un gouffre. La mort du père, l’absence de la mère, la séparation avec les frères et sœurs, la perte des amis. Il est seul. »
L’on retiendra ici l’exode des Juifs djerbiens vers Israël, après l’indépendance de la Tunisie, suite à diverses spoliations. Nous trouverons alors ce Jacob, ou Yacoub ou Yaacov ou Zakine ou Jacques, en ses prénoms multiples, dans un kibboutz, puis, cet apprenti paysan devenu soldat dans l’unité d’élite des Golani qu’il quittera, meurtri et bouleversé, après la Guerre des six jours. La dépression le conduira à Marseille comme élève d’architecture à la prestigieuse école de Luminy, puis agent de sûreté des lignes maritimes Zim, puis professeur d’hébreu et interprète (d’arabe et d’hébreu) à Paris, puis à Orly où il sera l’un de ces contrôleurs de sécurité interrogeant chaque passager en partance pour Israël afin de déterminer sa fiabilité. À défaut d’éventuelle terroriste, il tombera sur celle qui deviendra son épouse, une Rosine Fishman, Juive ashkénaze, qui lui donnera deux enfants, David et Shirley, que le narrateur rencontrera à Paris dans un café, et sans caméra ni témoins au grand dam de sa productrice-commanditaire, qui lui retirera le projet. Mais non la liberté de poursuivre et de parachever son enquête.
Qui était-il ce Jacob, au bout du compte ? Un espion, un agent du Mossad, une « cellule dormante » du Shin Bet ? Ou tout dernièrement un administrateur du Consistoire israélite de la Rue Saint-Georges, devenu maître de la hevra qaddisha, cette confrérie du « dernier devoir » qui, dans la pratique religieuse, s’occupe de la toilette rituelle des morts ─ notamment, ici, celle, horrifiante, d’Ilan Halimi au corps mutilé. Et nous voyons que pour celui qui fut jeune orphelin de père et qui vit tant de cadavres dans ses divers combats, tout se ramène et le mène à la mort. « Nuestras vidas son los ríos que van a dar en la mar, que es el morir », écrivait Jorge Manrique, poète espagnol du XVe siècle : « Nos vies sont les fleuves qui se jettent dans la mer, qui est la mort ». Où l’on découvre qu’en hébreu, Haïm, la vie, est un pluriel.
« Dans cette langue qui fut la tienne, le mot se décline toujours au pluriel. Parce qu’on a forcément plusieurs vies, successives, voire simultanées, mais aussi, sans doute, parce qu’il est impossible d’appréhender la vie de qui que ce soit. Des autres, y compris de ceux dont on se sent le plus proche, on ne connaît au mieux qu’une ou deux facettes. »
Comment ne pas penser ici au grand penseur espagnol Miguel de Unamuno qui le premier, peut-être, divisa, ou plutôt multiplia la vie par quatre ? On est, disait-il, l’homme qu’on croit être, l’homme que les autres croient que vous êtes, l’homme qu’on voudrait être, et finalement l’homme qu’on est pour de vrai, On ne doit donc pas dire la vie, mais les vies, et d’un seul coup le projet du narrateur, face à cette orgie de visages qu’il qualifie de « métamorphoses infinies », reçoit un sceau d’authenticité.
Au total, et au prix de bien des aventures ou mésaventures, en pleine pandémie qui oblige le narrateur à jongler avec le confinement et les pass sanitaires, nous saurons le fin mot de l’histoire. Et ce sera, une fois de plus, tant le motif littéraire est devenu, depuis Pierre Michon, un invariant de la littérature : une « vie minuscule ». Avec une histoire qui, après tant d’avatars, reste insignifiante. « Tu es et resteras toujours une énigme », conclut le narrateur. Mais la grâce d’une écriture fait de ce récit de « vies » un roman. Par le jeu de chapitres alternant le Tu et le Je, sommant son personnage de se décrire au-delà de son « fantômaton » avant de raconter sa propre et difficile quête, Boltanski introduit le dialogue fondateur de tout récit romanesque depuis l’invention par Cervantès de son Quichotte à deux visages, campant définitivement le théorème de Jacques et son maître, cher à Diderot et à Kundera. Au point de nous faire croire à la pure fiction… jusqu’à la page des remerciements où l’auteur énumère tous ces personnages qu’on croyait sortis de son chapeau de prestidigitateur et qui ont bel et bien existé. Mais si grand est le talent du romancier que, dans cette savante orchestration, sur la corde des Vies de Jacob, il est ce premier violon qui joue en virtuose.
Christophe Boltanski Les vies de Jacob Stock, août 2021, 232 p., 19,50 €
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