LE CHANT DE SADOK, POÈTE TUNISIEN, RESSUSCITÉ DES TRANCHÉES

Quand un linguiste allemand, Wilhelm Doegen, décide d’enregistrer les chants des soldats prisonniers pendant la Première Guerre mondiale, cela donne une exceptionnelle collection de chants polyglottes immortalisée sur des disques en gomme-laque. Parmi eux Sadok Ben Rachid Bel Haj Youssef, poète tunisien.

Quand Marie Guérin a pris connaissance de l’extraordinaire fonds d’archives sonores à Berlin, elle savait qu’il ne pouvait plus rester dans l’oubli : la guerre c’est avant tout des hommes qui ont vécu l’enfer. Entendre leur voix un siècle plus tard est troublant et fascinant. Dans la première pièce radiophonique de Marie Guérin, elle suit la trace d’un prisonnier breton  » Même morts nous chantons  » (cette pièce radiophonique a reçu le prix Phonurgia 2018 – Archives de la parole), et inaugure un cycle.

SADOK POETE TUNISIEN
Quatrième régiment de tirailleurs tunisiens à la gare d’Austerlitz lors du défilé du 14 juillet [Paris], photographie, 1913. © Coll. Éric Deroo / DR

Dans « Chanteuses », on entend Sadok Ben Rachid, né en 1889, ouvrier agricole et poète populaire tunisien, recruté comme soldat  » indigène  » en 1914, combattant sur le front belge, blessé, puis fait prisonnier dans un camp allemand, de 1915 à 1918, à Zossen-Wünsdorf, près de Berlin. Le 30 et le 31 mai 1916, il parle et il chante une chanson de son pays devant un gramophone. Plus de cent ans que ses paroles sont là, sans que personne, ou presque, ne les ai entendues.

C’est ainsi qu’à partir d’une archive sonore centenaire, Marie Guérin, artiste sonore, et Anne Kropotkine, documentariste sonore et chercheuse en histoire, sont parties sur les traces du poète tunisien Sadok. Une enquête qui les mènera dans un périple de deux années de l’Allemagne à la Tunisie en passant par la Bretagne et la Méditerranée. Elles retracent ce périple à travers le documentaire radiophonique Chanteuses diffusé sur la RTBF (Radio Télévision Belge Francophone) et sur la RTS (Radio Télévision Suisse). Rencontre avec Anne Kropotkine, l’une de ses créatrices.

Là, caché parmi 1651 autres disques, se trouve le chant de Sadok, poète populaire tunisien. Cette archive sonore centenaire a été enregistrée dans le camp du Croissant de Zossen-Wünsdorf en Allemagne pendant la Première Guerre mondiale où Sadok était alors tenu prisonnier. « Je travaillais autour des archives sonores et j’étais invitée à travailler en Tunisie quand nous avons commencé nos recherches dans les archives. C’est pourquoi, notre choix s’est porté sur des prisonniers tunisiens…. Nous imaginions la trajectoire chaotique d’un prisonnier de guerre arraché à son pays qui se retrouve en Allemagne. Nous avons trouvé six disques de prisonniers tunisiens, chacun accompagné d’une pièce d’identité. C’est là que nous avons découvert que l’un de ces prisonniers, Sadok, était aussi un poète populaire. Nous avons demandé à écouter ce disque et nous sommes tombées sur une chanson extraordinaire. Nous ne comprenions pas l’arabe, mais la voix de Sadok nous a immédiatement captivée. »

Chanteuses documentaire radio
Disque – PK 257 – enregistrement de Sadok Ben Rachid Bel Haj Youssef © Lautarchiv – Humboldt Universität zu Berlin

Cet enregistrement s’inscrit dans une démarche ethnographique menée par le linguiste Wilhelm Doegen (1877-1967) qui souhaitait alors capter les voix et les langues du monde. Profitant de la situation de guerre et des avancées de l’industrie phonographique, il enregistra les prisonniers dans les camps en leur demandant de chanter dans leur langue natale.

Wilhelm Doegen

 

Enregistrement d’un prisonnier. Au centre, Wilhelm Doegen © Humboldt-Universität zu Berlin

Il saisit plus de 250 langues et dialectes différents. Ces archives sonores récoltées dans un contexte contraint, raciste et colonialiste accompagnent d’autres recherches physico-anthropologiques comme des mesures anthropométriques ou des moulages de crânes. « Les prisonniers chantent les ritournelles de leur pays, mais aussi des chants à portée politique. Les enregistrements dépassaient le cadre de la censure, car ils étaient avant tout des objets linguistiques et scientifiques. Dans cet enregistrement, Sadok raconte son histoire depuis le début. Son recrutement dans l’armée tunisienne pendant le Ramadan en 1914, son combat sur le front belge où il se retrouve blessé et devient alors prisonnier des soldats allemands. C’est un des premiers enregistrements de musique populaire tunisienne. »

« Entre deux montagnes, j’ai été blessé
Seul j’ai saigné. J’ai pleuré. J’ai hurlé.
Les allemands m’ont récupéré
Sous leurs verrous, ils m’ont enfermé »

Extrait de l’enregistrement de Sadok, « Chants de guerre », 30 mai 1916.

L’écoute de cet enregistrement a fait naître chez les deux femmes de questionnements profonds. Qui est Sadok ? Qu’est-il devenu ? Est-il connu dans son propre pays ? Que reste-t-il de son histoire ? Un an auparavant, Marie Guérin était partie sur les traces d’un prisonnier breton à partir de sa chanson découverte dans les archives allemandes. Les archives historiques de la Commission phonographique royale prussienne représentent une collection acoustique et documentaire unique de nombreuses cultures du monde. Après avoir été numérisées et cataloguées, elles sont actuellement en cours de transfert au Humboldt Forum.

Sadok ben rachid

 

Fiche d’identité (personal-bogen) de Sadok Ben Rachid Bel Haj Youssef (1916) © Lautarchiv – Humboldt Universität zu Berlin

Le duo décide alors de reproduire le chemin de Sadok en commençant par le camp de prisonniers Zossen-Wünsdorf en Allemagne. En juillet 2018, munies d’un enregistreur, de deux micros et d’un mini haut-parleur, Marie Guérin et Anne Kropotkine montent dans un ferry depuis le port de Marseille en direction de Tunis. L’archive en version mp3 ainsi que la fiche d’identité de Sadok sont les seuls indices qu’elles possèdent. La voix du poète devient alors le fil conducteur d’un périple de deux années. « Nous sommes parties de cet enregistrement et nous avons recueilli d’autres voix. Nous avons suivi ses traces jusqu’à Tunis puis nous nous sommes rendus à Monastir, la ville natale de Sadok. Nous faisions écouter la chanson de Sadok aux personnes que nous croisions sur notre chemin. Nous enregistrions leur parole et parfois même leur chant, car certains se mettaient à chanter en hommage à Sadok. Avec le contexte sanitaire actuel, ce projet n’aurait pas pu exister. Nous avons eu la chance de pouvoir le réaliser à ce moment-là. »

Chanteuses documentaire SADOK

 

Traversée Marseille-Tunis (2018) @ Marie Guérin

« NOUS SOMMES partiES en Tunisie, Sur un grand bateau rouge et blanc. On a ramené la voix de Sadok au pays natal. »

Extrait du documentaire radiophonique Chanteuses.

À leur arrivée à Monastir, Marie Guérin et Anne Kropotkine font écouter l’archive aux habitants qu’elles croisent sur leur chemin. C’est l’un des premiers enregistrements de musique populaire tunisienne jamais entendu au pays. Ces rencontres ouvrent de nouvelles brèches dans une mémoire enfouie liée à la guerre et au colonialisme. La confrontation entre le passé et le présent créent de nouvelles correspondances qui les mènent encore plus loin dans les pas de Sadok jusqu’à ses descendants. « Par un heureux hasard, nous avions rendez-vous avec un poète monastirien, Habib Zannad, qui connaissait le grand collecteur de musique populaire tunisienne, Hassine Haj Youssef, que nous devions également rencontrer. Lors de notre entretien, Habib a téléphoné à Hassine. C’est à ce moment-là que nous avons découvert que Sadok était le grand-père d’Hassine. C’était plus d’un an après le début de nos recherches. Hassine n’avait jamais entendu la voix de son grand-père. Il nous a appris qu’un fils de Sadok, Abdelwahab, était encore en vie, alors nous avons pu rencontrer sa famille quelques jours après. C’était une joie de pouvoir leur remettre le chant de Sadok. C’était par ailleurs la première fois dans l’histoire des archives sonores de Berlin que l’on retrouvait les descendants d’un prisonnier. »

À la fin de ce long périple, les deux documentaristes ont rassemblé la totalité des enregistrements et raconté leur voyage jusqu’aux origines de Sadok dans un documentaire sonore. Le documentaire radiophonique « Chanteuses », coproduit par le collectif de création sonore rennais Micro-sillons, retrace leurs recherches en deux épisodes. À travers l’écriture sonore, Marie Guérin et Anne Kropotkine proposent un rapport différent au savoir, sans pour autant renoncer à l’exigence de la démarche scientifique. Les frontières se brisent et les démarches historiennes, littéraires et artistiques s’imbriquent les unes dans les autres. « Nous aimons donner à entendre des voix, tirer les archives de l’oubli, les faire vivre et les faire circuler à travers les ondes, en les tressant à des paroles vivantes. Nous abordons l’archive sonore différemment, chacune porteuse d’un angle de recherche propre à nos professions. Marie s’intéresse à la chanson, l’histoire de l’enregistrement, la matérialité de la trace sonore. Moi, je m’intéresse à l’histoire, la guerre, le mouvement des hommes. »

Chanteuses documentaire radio
Le chant de Sadok diffusé sur la Radio Monastir (2019) @ Marie Guérin

De ce riche matériau sonore émergent également des performances entre théâtre documentaire et radio-concert. Anne Kropotkine travaille actuellement sur un livre à venir, La Chanson de Sadok, racontant le déroulé de l’enquête, aux éditions Goater. Un site actuellement en construction déroule le fil de toutes les étapes de l’enquête de 2018 à 2020 ainsi que des extraits du corpus sonore que le duo a regroupé autour de Sadok. Un récit collectif à découvrir.

Les deux épisodes du documentaire « Chanteuses » sont à retrouver directement sur le site de Micro-sillons.

Auteures : Marie Guérin et Anne Kropotkine.
Textes : Marie Guérin (d’après son poème « Chanteuses ») et Anne, ainsi que des extraits d’archives et de paroles de chansons.
Traductions : Refka Payssan et Amir Reffada.
Voix de narration : Marie Guérin et Anne Kropotkine avec la collaboration de Justine Curatolo.
Production : Collectif de création sonore Micro-sillons – RTBF avec le soutien de nombreux partenaires dont l’Institut français de Paris / Ville de Rennes – Rennes Métropole.

Les archives sonores de l’université Humboldt à Berlin.

France Culture : « même morts nous chantons »

Sur la piste de Sadok B.

Article dans la revue Entre-Temps

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