« Personne jamais n’en parle, et pourtant, la leçon du séisme, avant d’être morale, idéologique, sociologique ou politique, enfin bref tout ce qu’on voudra, est d’abord et avant tout physique. »
Tout grand événement marquant pour l’humanité appelle et nécessite témoignage. Le tsunami et le drame de la Centrale à Fukushima, par leur ampleur, mais aussi leurs conséquences sur la société et le destin japonais, appartiennent à ces événements sur lesquels il est important que soient posés des mots, autres que le seul bavardage médiatique.
On le sait en effet depuis Primo Levi ou Jorge Semprun : la mise en forme littéraire, l’écriture – travaillée, mêlant précision prosaïque au plus près du réel, et langue métaphorique, symbolique – permet au témoignage d’accéder à une « efficacité » et donc une portée dans les mémoires bien plus grandes.
Mickaël Ferrier connaît bien le Japon puisqu’il y vit et y enseigne depuis des années. Son regard n’est donc pas véritablement extérieur ; il aime le Japon, profondément, charnellement, et il veut porter témoignage sur ce qu’il voit : la désolation et la stupeur.
Son récit commence le vendredi 11 mars 2011, jour du séisme. Ces premières pages plongent immédiatement le lecteur dans cette expérience du monde qui bouge. Avec un humour qui le quitte rarement et refuse le pathos, l’écrivain décrit le tremblement qui
« court le long des tablettes, se glisse entre les rayons et décapite un à un les livres au sommet de l’étagère, où se trouve disposée la poésie française avec un crépitement de mitraillettes. Saint-John Perse tombe le premier. “S’en aller ! S’en aller ! Paroles de vivant !” Celui qui peint l’amer au front des plus hauts caps, qui marque d’une croix blanche la face des récits, ne résiste pas plus de quelques secondes à la bourrasque : le Saint-Leger Leger s’envole. Vigny le suit de près, et Lamartine, et même Rimbaud, qui prend la tangente sur sa jambe unique avec un facilité déconcertante, poursuivi par Verlaine et ses sanglots longs. Leconte de Lisle s’impatiente et vient bientôt les rejoindre puis, pêle-mêle, Laforgue et Louise Labé… La grand Hugo hésite, tergiverse, il grogne de toute la puissance de ses oeuvres complètes et puis il s’écrase au sol dans un fracas énorme.[…] Les surréalistes sont ensevelis d’une seule traite, dans une violente rafale. Breton, Aragon, Eluard, Desnos…le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement, alors c’est bien simple, ils plongent tous vers le bas. Je vois le revolver aux cheveux blancs qui siffle dans la pièce comme une comète et va percuter dans un bruit de foudre la table du salon. Plonge au milieu de tout ce manège et s’en va sans emphase rejoindre à terre les pétales de prunier, dont il s’est toujours senti proche, et les jonchées d’oeillets qu’il a tant aimés. »
Mickaël Ferrier, au moment où beaucoup de Français fuyaient – comme ce directeur d’un organisme franco-japonais qu’il égratigne, « planqué bien au chaud sans aucun motif, jusqu’à la fin du mois de mars. On ne sait exactement sous quel statut : vacances ? réfugié ? homme invisible ? » – a choisi de rester.
C’est l’occasion d’une retraite à Kyoto l’épargnée où « tout redevient forme et mélodie. », où « le vert des rizières est très tendre, comme s’il ne s’était rien passé », Kyoto où « on ne fait pratiquement rien, que l’amour. On n’a rien dit d’un tremblement de terre quand on ne parle pas aussi de son effet érotique. »
Mais peu à peu le récit se fait plus sombre, quand Ferrier et son amie se rendent dans le Tohoku. Là, dans l’effarement et l’incrédulité, l’écrivain parvient à mettre des mots et à lever des images qui montent jusqu’à nous :
« Le regard ne rencontre plus rien que les débris, peine à donner un sens, une forme à ces lambeaux de tout et de rien. C’est une immense coulée brune, sur laquelle plane une persistante odeur de soja fermentée. Un cauchemar marron. On voit tous les objets en brun, toutes les autres couleurs ont disparu du monde. Tout à coup nous ne sommes plus au Japon. Nous ne sommes plus nulle part d’ailleurs, car d’aucun pays ce paysage ne saurait porter le nom. »
Plus noires et saisissantes encore, mais nécessaires, et marquées par une beauté tragique et funèbre, les pages que l’écrivain consacre à la zone interdite, proche de Fukushima, montrent un territoire déserté et fantomatique :
« Miyako-mura, le village frontière, presque entièrement vidé de ses habitants… Il est difficile de décrire ce que l’on ressent quand on arrive dans un de ces villages fantômes. D’abord, le silence est colossal, un silence profond et qui semble sans fin. J’ai l’impression d’être devenu sourd. Le cri des corbeaux, le ronflement des moteurs, l’aboiement des chiens, c’est comme s’ils n’avaient jamais existé. Le vent même a disparu. »