C’est en ami intime que José Alvarez raconte la vie et l’oeuvre d’Helmut Newton et de June, sa femme. Deux êtres indissociables dans l’existence comme dans l’art du photographe berlinois.
On les reconnait immédiatement. Ombres noires comme le fond d’un puits. Contrastes violents. Lumière focalisée. Décors sophistiqués. Mise en scène millimétrée. Femmes nues ou presque. Femmes fortes, « surpuissantes, désinhibées, maîtresse de leur désir ». Hommes absents ou discrets, accessoires de la beauté féminine. Telles sont les photos d’Helmut Newton (1920-2004), le photographe de mode, mais pas que, des deux dernières décennies du XXe siècle. Et comme les tableaux d’Hopper un silence, un vertige, une solitude immense.
Chez le peintre américain, même la nudité est intériorisée, figée, tournée vers soi. Chez le photographe allemand, ce corps dévoilé est montré, parfois outrageusement, offert, ouvert vers l’extérieur, mais chez les deux artistes, le spectateur est libre d’imaginer l’avant, ou l’après. Le spectateur se construit son histoire. Pour percer les mystères de ces photos, qui défrayèrent la chronique des années durant, tantôt immolées au nom de la morale, tantôt encensées par le trouble émotionnel suscité, il fallait un proche, un presque confident capable de se frotter à l’intime d’une vie compliquée, pleine de traumatismes.
José Alvarez, éditeur, écrivain, fut l’ami du couple Helmut – June, une relation privilégiée qui lui permet avec cet ouvrage d’aller au plus près de ces deux vies imbriquées comme deux pièces d’un puzzle qui se détachent parfois, mais se remettent toujours en place, pièces d’une complémentarité indispensable. Portraits croisés dit le sous-titre, car on ne saurait oublier June, June Dunbar, Alice Springs, qui demanda à l’auteur d’écrire l’histoire de sa vie avec Helmut.
Persuadée du talent unique de son mari, elle va abandonner rapidement une prometteuse carrière d’actrice, pour se consacrer à l’oeuvre naissante, puis reconnue de l’homme rencontré en Australie. Même si à son tour, et sous le nom d’Alice Springs, elle devient une portraitiste photographe reconnue, elle sera toujours à l’écart, comme sur la photo de couverture, présente, inspiratrice, mais à côté, regardant Helmut travailler, le guidant, pensive sur leur existence commune.
Devant les yeux de June, Helmut photographie les femmes, Helmut aime les femmes. Adolescent, il n’a que trois passions qui vont le mener toute sa vie : la photographie, dont il veut devenir de suite un maître, le sexe et la natation. Sa vision du monde repose sur ce triptyque, et sur son enfance et sa jeunesse sur lesquelles José Alvarez s’attarde. Fils d’un riche industriel juif allemand, né en 1920, Newton va connaître tout le bouleversement mental et émotionnel de la montée du nazisme qui tuera son père, fera fuir son demi-frère et sa mère en Argentine.
Années majeures, essentielles, et le livre, en mettant en relation le récit biographique du photographe et plus de deux cents photos ultérieures, montre à la perfection l’influence de ces années d’errance, Singapour, Melbourne, Londres, Paris, dans les mises en scène futures de clichés souvent énigmatiques. On comprend alors le rôle de l’eau, des piscines, des hôtels, des prothèses, de la fourrure, dans ces mises en scène presque toujours réalisées avec des mannequins, vivants ou de plastique, aux corps parfaits, presque déshumanisés, distanciés de notre regard, pour nous transformer en voyeurs.
« Luxe, calme et volupté » est le titre d’un tableau de Matisse. Newton pourrait reprendre à son compte cette maxime. Alvarez la commente indirectement par le récit vivant de la vie des deux amants, profitant de sa proximité avec eux, pour l’éclairer sous de multiples anecdotes privées, donnant puissance et force au récit, sans jamais tomber dans la révélation tapageuse ou scandaleuse. Il nous donne aussi des clés, dans la deuxième partie de l’ouvrage notamment, pour appréhender les coins d’ombre de l’oeuvre immense du berlinois.
Mêlant souvent l’argent, le luxe, le pouvoir, le sexe, les clichés dérangent souvent, oscillant entre perversions, érotisme mais jamais vers la pornographie, qu’il aborda ponctuellement pour l’abandonner aussitôt. L’auteur répond aux critiques de l’époque, de la vision de la femme de Newton que commente ainsi June : « La vision qu’il a de la femme n’est ni cruelle, ni tendre, ni affectueuse, mais simplement admirative. il a le talent de les rendre toujours plus belles, toujours plus fortes et désirables ».
Par cet éclairage, on s’éloigne du photographe de mode, de vêtements dont « il ne ne doit être pour lui qu’un accessoire anecdotique au sein d’une scénographie narrative, souvent littéraire, ou cinématographique », pour rentrer dans l’univers d’un photographe universel. Alvarez nous dit les controverses qui agitèrent les expositions, les parutions dans les magazines et les replacent dans notre univers mental d’aujourd’hui. Marquée par ces polémiques, dérisoires aujourd’hui, la France, frileuse et conservatrice, à qui Newton voulait confier son oeuvre dans le cadre d’une fondation, mit trop de temps à répondre.
C’est à Berlin qu’il faut désormais se rendre pour la voir, Berlin qui accueillit avec empressement ses archives, comme un retour aux sources de l’enfance et une revanche sur le passé. Avec tact, José Alvarez restitue magnifiquement la vie d’un couple essentiel dans l’histoire de la photographie, un couple, car l’un n’aurait probablement jamais existé à ce niveau sans l’autre. Un couple né pour vivre intensément: « Helmut n’avait jamais séparé photographie et plaisir: plaisir des images et plaisir tout court. Photographie et amour – vérité et mensonge. Il y reviendra sans cesse ». Helmut et June, est-il possible d’écrire désormais, à la lecture de ce superbe ouvrage.