FEMINA ÉTRANGER 2017, JOHN EDGAR WIDEMAN, ÉCRIRE POUR SAUVER UNE VIE

Ségrégation raciale aux USA : en racontant le destin d’un père et d’un fils tués à 10 ans d’intervalle, John Edgar Wideman dans son roman Écrire pour sauver une vie, raconte la malédiction d’être noir aux États-Unis au début du 20e siècle. Magistral et inoubliable. Prix Femina étranger 2017.

ÉCRIRE POUR SAUVER UNE VIE

 

 

Cimetière américain Oise-Aisne. Parcelle E. quatre-vingt-seize tombes, sous de petites pierres plates. Peu nombreuses à côté des 6012 tombes marquées de croix des parcelles A à D abritant des soldats morts au combat. Parcelle E, cachée derrière un bosquet, les soldats enterrés dans une boîte de 10 centimètres sur 10 sont morts avec « déshonneur ». Sous le numéro 73 demeure Louis Till, noir pendu à l’âge de 23 ans pour viol et meurtre pendant la campagne d’Italie en 1945. C’est sur cette « tombe » que se rend John Edgar Wideman, l’un des plus grands écrivains américains actuels, pour sauver la vie de Louis Till, la sauver de l’obscurité, du mensonge, de la honte : « L’Amérique a oublié Louis Till, sans problème. C’est moi qui n’arrive pas à oublier ».

ÉCRIRE POUR SAUVER UNE VIE

Sauver Louis Till, mais aussi son fils, Emmett Till, assassiné sauvagement à l’été 1955, à l’âge de 14 ans, défiguré par deux garçons, reprochant à leur victime d’avoir sifflé une jeune fille blanche dans la rue. Deux assassins acquittés par un jury du Mississippi composé de douze hommes blancs, jugement déclencheur du Mouvement des droits civiques. Cynique, ce jugement avait suscité une indignation internationale et allait être révisé. Surgirent alors rapidement les exactions supposées avoir été commises 10 ans auparavant par son père. Tel père, tel fils. Deux logiques implacables se cumulent miraculeusement pour n’en former qu’une seule : préserver la vie des blancs.

ÉCRIRE POUR SAUVER UNE VIE

Un père, un fils, un destin semblable pour qui, la couleur de peau, dans les États-Unis du XXe siècle, constitue un handicap insurmontable, qui fait que les hommes noirs, enfermés dans un lourd mutisme, sortent pour « aller quelque part » et dont les femmes sont heureuses à chaque fois de constater le retour sains et saufs. Voulant écrire d’abord un roman sur la courte vie d’Emmett Till, Wideman renonce à ce projet pour ce « récit » qui mélange enquête à partir des pièces du « procès » de Louis Till, voyages sur les lieux de vie et de mort des Till, et souvenirs de sa propre enfance. La réussite de ce magnifique ouvrage est de mêler, par un récit syncopé, mais fluide, ces narrations dans un texte unique qui au-delà d’une réhabilitation de deux hommes raconte d’une manière implacable la condition des Noirs américains depuis toujours.

ÉCRIRE POUR SAUVER UNE VIE LOUIS TILL

Des images suscitent des souvenirs qui eux-mêmes appellent des faits. Wieman en appelle à sa mère, si proche finalement de Mama Till, à son grand-père avec qui il n’osa se rendre sur les terres du sud de son enfance. Il rapproche son père de Louis Till, papa qui n’eut pas le temps de connaître son fils. La « mer » de Bretagne où il séjourne quelques jours, lui rappelle sa « mère ». Dans ce perpétuel va-et-vient avec une prose inoubliable qui martèle l’évidence parfois par la répétition des mots, dans ce camaïeu chronologique, se dessine une image saisissante de la société américaine qui se divise entre des hommes, blancs, et des sous-hommes, noirs. Dans un de ces précédents romans, « Suis-je le gardien de mon frère ? » John Edgar Wideman, mêlant déjà récit et réflexion, avait raconté comment son frère était devenu, dans la logique de certaines conditions sociétales, un assassin, condamné à mort et exécuté. Dans la même veine, avec « Écrire pour sauver une vie », l’écrivain poursuit son chemin, cherchant les racines d’un racisme ancestral.

Quatre-vingt-trois des quatre-vingt-treize corps enterrés à l’abri des regards de la parcelle E sont des Noirs. À la lecture de ce livre, on comprend implacablement les raisons de cette proportion. Et on en sort grandi, car moins ignorant. Et peut-être plus intelligent.

Écrire pour sauver une vie : Le dossier Louis Till, John Edgar Wideman, Éditions Gallimard, Collection « Du Monde Entier ». 224 pages. 20 €. Prix Femina étranger 2017.

Titre original : Writing to save a life. The Louis Till File
Trad. de l’anglais (États-Unis) par Catherine Richard-Mas
Collection Du monde entier, Gallimard
Parution : 11-05-2017

Photos issues de l’article A BLACK AND WHITE CASE
BY JOHN EDGAR WIDEMAN du 19 octobre 2016

LES POILUS DE HARLEMÀ noter la publication chez Tallandier des « Poilus de Harlem » par Thomas Saintourens qui raconte « l’épopée des Hellfighters dans la Grande Guerre », ces 2000 soldats noirs de Harlem engagés pour briser la ségrégation raciale et dont les rares survivants reviendront totalement ignorés, voire dénigrés par leur pays. Un écho à l’histoire, trente ans plus tard, de Louis Till (19,90 €. 288 pages).

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Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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