Un livre de Miyazaki est toujours un événement. Quand celui-ci, Le Voyage de Shuna publié aux éditions Sarbacane, est un récit créé il y a plus de quarante ans, mais inédit en France, l’événement devient un phénomène majeur. Magique et incontournable.
C’est ainsi. On peut difficilement l’expliquer, mais ouvrir un livre de Hayao Miyazaki, c’est entrer en poésie. À peine après avoir tourné quelques pages, lu quelques mots et la magie opère. Le dessin léger aux couleurs douces, les ciels étoilés et les vagues déferlantes, les visages enfantins ou terrifiants, les tentatives d’explications sont nombreuses et toujours incomplètes. C’est ainsi depuis toujours comme le démontre encore Le voyage de Shuna, publié pour la première fois en France, quarante ans après sa création au Japon. En feuilletant l’album, nous sommes en terrain connu et les références aux oeuvres déjà publiées dans l’hexagone sont nombreuses, comme un fil logique et cohérent dont Le voyage de Shuna serait le début et le film qui sort actuellement Le Garçon et le héron, la fin provisoire.
Inspiré d’un conte tibétain, l’histoire débute « au fond d’une ancienne vallée, creusée par un glacier » où « se trouvait un petit royaume oublié de tous ». Installés en milieu hostile, les habitants meurent de faim. Le jeune fils du roi, Shuna, décide de partir à la recherche d’une céréale miraculeuse, l’orge, qu’un étranger à l’article de la mort a trouvé loin, très loin dans les plaines de l’Ouest. Contre l’avis de son père il selle et chevauche son yakkuru pour un périple qui le mènera peut être vers les graines espérées mais d’abord dans l’univers des êtres divins, un royaume « où nait et retourne mourir la lune ». Les rencontres seront nombreuses, terrifiantes parfois, mystérieuses toujours, comme ces géants qui chancellent dans les forêts dévorés par de petits animaux avant de disparaitre. Mais comme souvent chez Miyazaki, le voyage permet aussi de découvrir des êtres bienfaisants, doux et tendres. Ici, c’est Théa et sa petite soeur, retenues par des marchands d’esclaves, libérées par Shuna, qui termineront le voyage.
On pourrait penser en lisant ce résumé qu’il s’agit d’un scénario pour un film d’animation comme Miyazaki aime les créer. La lecture confirme cette sensation de voyages visuels où l’écrit compte moins que l’image. Les mots sont là pour assurer la transition des dessins. Nombreuses sont les ellipses, multiples les raccourcis et les zones d’ombre comme si la succession des dessins suffisait à susciter l’intérêt des lecteurs telle une frise qui se déroulait devant ses yeux. Alors on fait avec Shuna d’abord un voyage visuel dans un univers dont il nous dit qu’il a « pu se dérouler il y a fort longtemps » ou « dans un lointain futur ». Une alternative identique aux atmosphères radieuses et lumineuses de vallées ensoleillées et aux ambiances sombres, nocturnes et menaçantes de la cité des esclaves auxquelles le créateur nous a habitués. Crayon de bois et fluidité de l’aquarelle assurent la trame de ce film qui se déroule devant nos yeux émerveillés. On a presque envie de se passer de la bande son, ce que l’on peut faire après une première lecture, pour tenter de percer le mystère du trait et des couleurs de Miyazaki. On se laisse alors envoûter par ces double-pages réalistes ou oniriques, par ces lumières qui éclairent les montagnes aux sommets enneigés ou ces grandes étendues de sable comme survolées par un lecteur en apesanteur.
Graphiquement mais aussi d’un point de vue narratif, Le voyage de Shuna annonce les héroïnes et les héros futurs de Miyazaki. La détermination et l’impétuosité du personnage principal, l’amitié, le jeune prince abandonne sa monture aux deux jeunes filles libérées, sont présents mais d’autres thèmes en gestation apparaissent déjà: la maltraitance de la nature, la mondialisation et l’égoïsme forcené des peuples, la mise en esclavage des plus faibles, la famine organisée à des fins de profits. Même les Dieux ne ressortent pas indemnes du récit. Autant de thématiques récurrentes qui résonnent quarante ans plus tard dans une actualité féroce et désenchantée.
Ce conte revisité n’est ni un roman graphique, ni un manga et son édition chez Sarbacane, une remarquable maison non connotée manga, devrait ouvrir les portes d’un lectorat très large soucieux d’entrer dans un univers poétique exceptionnel. Et de se laisser porter par un yakkuru léger comme l’air.