La bande dessinée a des pouvoirs extraordinaires : celui de montrer l’indicible. Ou de faire entendre par l’image et le texte une musique. L’album dessiné Love in vain vous fait écouter ainsi le blues de Robert Johnson, un guitariste génial mais éphémère des années trente. Une des BD majeures de cette fin d’année.
Il y a plusieurs manières de commencer la lecture d’une BD. On peut commencer par la première page. Mais on peut également feuilleter l’album pour découvrir le dessin, le rythme du livre, un peu comme l’on écoute des extraits d’une chanson. Avec « Love in vain », on s’arrête alors sur ces pages de droite, ces pages impaires, ces dessins pleine page, au format à l’italienne qui allonge les horizons, ouvre les perspectives. On est figé par la page 15, un homme à genoux, prostré, une guitare derrière lui, le long de la voie ferrée où un train s’enfonce vers la nuit. Et puis il y a la page 29 sur un chantier du rail où dansent et chantent, au son du blues, hommes et femmes étroitement mêlées par la musique et le dessin. Et encore la page 17 quand Robert Johnson pleure son humiliation. Et page… « Love in vain » est d’abord un formidable livre graphique où chaque planche est une œuvre d’art en elle-même.
C’est aussi un livre en noir et blanc.
Noir et blanc, comme la ligne de chemin de fer qui, en ces années trente dans le Mississippi, sépare l’univers des hommes blancs et des hommes noirs, ligne de démarcation où « croiser le regard d’une blanche pouvait s’avérer fatal pour un noir ».
Noir et blanc comme les notes de musique sur une partition de blues.
Noir et blanc comme le bien et le mal, comme Dieu et satan.
Car c’est la voix « off » de Satan qui nous raconte l’histoire de Robert Johnson. C’est elle qui est au cœur de ce livre puisque le guitariste prétend détenir son talent du diable en vertu d’un pacte passé avec lui: livrer son âme en échange de bénéfice de la virtuosité musicale.
Et le Diable visiblement s’est penché très tôt sur le berceau de celui qui en 29 chansons enregistrées va devenir une icône du blues. On sait peu de choses du guitariste (deux photos authentifiées) et les auteurs ne comblent pas inconsidérément les vides par une hagiographie gratuite. Mais le contexte d’un adolescent noir dans un milieu plus que défavorisé, entre un père absent et une mère isolée, au cœur de ces années américaines marquées par la Grande Dépression et la ségrégation raciale au sud des États Unis, se laisse facilement deviner. Existence et travail misérables dans les champs de coton, violence raciale, désespoir social, carence affective sont les signes d’un quotidien banalisé.
Mort en 1938, à 27 ans, probablement empoisonné par un rival amoureux, Robert Johnson va vivre sa courte existence sous le signe de la mort de sa jeune épouse enceinte, alors qu’il n’a que 19 ans décès que les auteurs placent comme le début d’une plongée profonde vers l’alcool, les femmes, les bouges, les Barrelhouses, les Juke joints. Et encore les femmes. Et l’alcool. Et les femmes. Et le talent qui brutalement explose au bout d’un an de travail acharné avec Ike Zinnerman, talent miraculeux, imprévisible, ensorcelant. Diabolique.
La voix du diable comme narrateur permet d’exprimer pleinement la noirceur de l’existence du guitariste, placée ainsi sous le signe d’un destin inéluctable et menant obligatoirement à une fin tragique.
Mais le dessin de Mezzo sublime cette malédiction. Par son alternance de noirs profonds (servis par une impression sur papier ivoire magnifique) et de blancs immaculés, par une mise en page parfaite, il rythme cette histoire envoûtante, sous le signe de la superstition et des croyances. Avec une minutie remarquable, inspirée des photos et des cadrages de Walker Evans et Dorothea Lange, le dessinateur nous plonge directement dans ce Sud américain. L’escapade vers les grandes villes du Nord balisée par les lignes droites et verticales des buildings s’oppose aux courbes sensuelles du Mississippi, courbes des hanches des femmes, des fesses des femmes. Courbes de ces « beautés du Diable ».
Dans les délires, les rêves, l’alcool, les vibrations du dessin ne sont pas sans rappeler celles de œuvres gravées en noir et blanc d’Edward Munch, volutes incandescentes qu’expriment la folie ou le désespoir. Mais aussi des traits épais et opaques des dessinateurs de l’underground américain Burns ou Crumb.
Le dessin de Mezzo, illustrateur remarqué du « Roi des Mouches » notamment, est comme hanté par cette malédiction originelle, par ce pacte qui fait de Robert Johnson un homme seul. Par des cadrages photographiques à effet de grand-angle ou de panoramique, il réussit à nous faire oublier l’archétype du génie torturé, sublime mais voué à la folie. À la manière d’une célèbre photo de Walker Evans, il fige un fauteuil d’hôtel en une sculpture bicolore. Une sculpture raconteuse d’histoires.
La fin du livre comporte un cahier d’une quinzaine de pages où des fusains pleine page accompagnent quelques textes de chansons de Robert Johnson, dont « Love in vain » qui chante le départ d’un train où deux feux clignotent à l’arrière : « un bleu pour mon blues un rouge pour mon enfer ». Démon, Enfer, Paradis le signe du Mal se retrouvent dans les textes du guitariste qui n’a jamais renié son pacte avec Satan.
Inutile donc d’être spécialiste musical pour apprécier cet ouvrage superbe, qui est en plus un bel objet, magnifiquement imprimé et relié. Un ouvrage noir dont la couverture gratte légèrement sous les doigts. Comme sous les cordes d’une guitare.
Love in vain Mezzo et J-M Dupont, Éditions Glénat, 24 septembre 2014,72 pages. 19,50€
Inspiré par la musique et sa narration ? Alors, plongez immédiatement dans le livre « Les grands » de Sylvain Prudhomme (collection l’Arbalète/Gallimard. 256 pages. 19€50). Couto, un vieux guitariste des Super Mama Djombo, groupe adulé mais aujourd’hui arrêté, erre à travers la capitale de la Guinée Bissau à la quête de ses souvenirs de musicien et de ses amours avec la chanteuse du groupe Dulce, qui vient de mourir. Balade et ballade dans Bissau qui décrivent sans préjugé ou paternalisme une Afrique chaleureuse mais aussi emplie de ses démons. Hymne à l’amitié, à la musique, au créole, à l’amour et au temps qui passe. Un style superbe pour un livre remarquable qui complètera parfaitement la BD « Love in vain », racontant un autre continent et une autre forme musicale