Jeudi 25 novembre 2021, l’Académie Française, par un vote massif et au premier tour, a élu au fauteuil de Michel Serres l’écrivain hispano-péruvien Mario Vargas Llosa. À l’auteur du Passage du Nord-Ouest, grand voyageur et philosophe nomade, succède l’un des plus grands romanciers des XX-XXIe siècles, prix Nobel de littérature en 2010, et celui qu’en sa quatre-vingt-cinquième année, fort de ses dizaines d’essais et ses milliers d’articles – ses « Pierres de touche » ,– on peut tenir pour un maître à penser et une conscience morale de son temps. Qu’on permette à son ami et traducteur depuis un demi-siècle d’esquisser ici son portrait.
J’ai connu Mario Vargas Llosa en 1970 à Barcelone où il vivait, après avoir passé six années à Paris et quatre à Londres. Il habitait sur les hauteurs de la Ciutat Comtal, voisin de son frère d’écriture Gabriel García Márquez. Ceux qui allaient devenir les phares de la littérature latino-américaine et marquer de leur empreinte l’écriture moderne, bien au-delà de ce qu’on a appelé le réalisme magique, vivaient l’exil de leurs pays d’origine sur lesquels soufflait le vent totalitaire. En fait, je l’ai connu ou plutôt croisé chez Guillermo Cabrera Infante, cet immense écrivain cubain réfugié à Londres et dont, avec la bénédiction de Dionys Mascolo et de Gallimard, je traduisis Trois tristes tigres, mes premiers pas pour pareil chef d’œuvre. Au 53 Gloucester Road, à Kensington, se croisaient les plus grands, Cortázar l’Argentin et l’Uruguayen Emir Rodríguez Monegal, Manuel Puig de Buenos Aires (dont je fus bientôt la voix française), Carlos Fuentes (qui aillait enseigner à Cambridge en succédant à Vargas Llosa), José Donoso le Chilien qui me donna trois romans à traduire, et last but not least (nous sommes à Londres) Mario Vargas Llosa, un grand jeune homme à la voix forte, tout d’enthousiasme et de feu. J’entrepris de traduire son court roman, Les Chiots, d’une écriture si originale ─ un exercice de style avec ses sauts chronologiques, le mélange des voix, la confusion des instances narratives ─ que j’achevai là mon apprentissage de cette écriture venue d’Amérique. Après quoi je n’ai cessé de le traduire, jusqu’à son dernier roman, l’un des plus percutants, Temps sauvages (Gallimard, 2021).
Mais quel rapport avec la France et sa plus haute instance académique ? Vargas Llosa apprit le français, et découvrit alors Gide, Camus et Saint-Exupéry, à l’Alliance Française de Lima. Ajoutons que l’Alliance Française, si compétente et dévouée, permit à des milliers de Sud-Américains d’apprendre notre langue, et aussi, pour notre modeste part, que l’Université de Rennes-2 ─ qui, à l’initiative du regretté président André Lespagnol, lui décerna en 1994 le titre de docteur honoris causa ─ lui fournit un bon lot d’enseignants. C’est à l’âge de vingt-et-un ans que Vargas Llosa débarqua chez nous, à la faveur d’un prix littéraire – le premier d’une très longue série – qui l’invita à Paris pour un séjour d’un mois. L’écrivain en herbe logea à l’hôtel Napoléon, avenue de Friedland et découvrit les Champs-Élysées et les gargouilles de Notre-Dame, dont il se souviendra plus tard, conjointement à sa lecture de Victor Hugo, pour peupler de monstres ses romans, et notamment La guerre de la fin du monde (Gallimard, 1983) qui intéressa un an durant la Paramount de Paris qui finalement ne retint pas le scénario initial, mais remporta à Paris le prix Ritz-Hemingway. Il chercha à rencontrer Jean-Paul Sartre, mais Jean Cau, son secrétaire, fit barrage. À l’inverse de Camus, qu’il aborda à la sortie d’un théâtre, accompagné de Maria Casarès. Autre découverte majeure : Gérard Philipe qu’il applaudit à Chaillot dans Le Prince de Hombourg. Mais l’auteur, sitôt le pied posé sur le pavé parisien, fit pour premier achat l’acquisition du roman le plus emblématique de la culture française, Madame Bovary, qui allait déterminer sa vocation dans le sillage de l’Ermite de Croisset sur lequel il écrirait plus tard son essai littéraire le plus brillant : L’Orgie perpétuelle – Flaubert et Madame Bovary (Gallimard, 1978). Auparavant, le Péruvien avait dévoré et admiré l’un des plus grands livres de la culture française, Les Misérables, la lecture de Victor Hugo l’ayant soutenu dans la dure épreuve à laquelle un père tyrannique l’avait soumis à l’âge de quatorze ans : l’Académie militaire Leoncio Prado de Lima, où l’on expédiait les enfants turbulents et quelques voyous des bidonvilles. C’est de cette expérience traumatisante que Vargas Llosa tira son premier roman, La Ville et les chiens (Gallimard, 1966), tout à la fois cartographie de la société péruvienne et règlement de comptes avec son géniteur – “tuer le père”, n’est-ce pas ?
Bien d’autres auteurs français retiendront son attention lui qui, dans ses années d’étudiant avait souscrit deux seuls abonnements à des revues, et des revues parisiennes tant il ressentait, comme quelques autres grands noms latino-américains, tels Octavio Paz et Julio Cortázar, que Paris était alors la capitale culturelle du monde : Les Temps Modernes et Les Lettres Nouvelles. De là sa connaissance profonde de Sartre et Camus, admirant d’abord le premier, puis définitivement le second. On retrouvera son étude éclairante « Entre Sartre et Camus » dans l’essai Contre vents et marées (Gallimard, 1989) où il aborde aussi l’œuvre de Bataille ─ il préfaça l’édition espagnole de Histoire de l’œil ─ et de Jean-François Revel, un penseur qui le marqua tellement qu’il lui consacre un long chapitre dans son dernier essai L’appel de la tribu (Gallimard, 2021), à l’égal de Raymond Aron, qu’il aura admiré sa vie durant. Les Lettres Nouvelles et Maurice Nadeau, qu’il a toujours encensé comme critique, publièrent en juillet 1961 son premier texte français : Claude Couffon, qui fut son ami et son zélateur, traduisit la fameuse nouvelle ─ El desafío / Le Grand-père ─ qui avait remporté en 1957 le concours organisé à l’occasion de l’Exposition Française de Lima par la Revue Française. Vargas Llosa doit beaucoup à Couffon ─ qui fut, aux côtés de Dodik Jégou, l’âme de la Maison Internationale des Poètes et des Écrivains de Saint-Malo ─ qui s’échina pour faire publier à Barcelone La ciudad y los perros en 1963 et lancer ainsi la carrière du futur prix Nobel. La visite de ce dernier en Bretagne et dans ce lieu culturel donna lieu à la publication de Entretien avec Vargas Llosa (Terre de Brume, 2003).
Si L’orgie perpétuelle, vision toute personnelle de Flaubert, constitue le plus grand hommage rendu par un écrivain latino-américain à l’auteur de Madame Bovary, un roman de Vargas Llosa, La tante Julia et le scribouillard (Gallimard, 1979) se présente plaisamment tout à la fois comme une paraphrase de L’éducation sentimentale, un clin d’œil appuyé à Bouvard et Pécuchet, avec quelques réminiscences de la volumineuse correspondance de Flaubert (Vargas Llosa en a lu les 9 volumes de l’édition Conard) et, pour l’essentiel, une réflexion pleine d’humour et de profondeur sur l’art du roman. Nous y découvrons un écrivain professionnel, le truculent « scribouillard » et feuilletoniste de radio Pedro Camacho, un homme qui ne vit que de, par et pour la plume, organiquement structuré en littérateur, qui dispense ses savants et, parfois, ridicules conseils au jeune « Marito Varguitas », projection fantasmatique par l’auteur de l’écrivain débutant qu’il fut. Pedro Camacho, par exemple, installe son bureau au rez-de-chaussée, quasiment sur la rue pour être en prise directe avec la réalité; et pour entrer dans la peau de ses personnages, il n’hésite pas à se déguiser, à passer des masques, à se contorsionner à haute voix ─ rappel du fameux « gueuloir » de Croisset ─ pour se justifier de la plus flaubertienne façon : »Qu’est-ce que le réalisme, messieurs, le soi-disant réalisme, qu’est-ce que c’est? Quelle meilleure façon de faire de l’art réaliste que de s’identifier matériellement avec la réalité? » Comme un écho de l’observation de Flaubert, si bien pénétré de l’empoisonnement d’Emma qu’il venait d’écrire ─ confie-t-il à Louise Colet ─, avec ce goût d’arsenic dans sa bouche, qu’il en vomit tout son dîner. Et que dire des conseils sur le mariage que prodigue l’ermite de Croisset à son jeune ami Ernest Feydeau : »Prends garde d’abîmer ton intelligence dans le commerce des dames. Tu perdras ton génie au fond d’une matrice » ? Vargas Llosa nous en sert la paraphrasé parodique dans la bouche du scribouillard sermonnant Varguitas, épris de sa tante Julia : « La femme et l’art s’excluent, mon ami. Dans chaque vagin est enterré un artiste’’. Ce que Vargas Llosa emprunte à Flaubert, surtout, c’est l’idée que tout est littérature, qu’il faut intégrer la totalité de sa vie et de son vécu à la littérature, s’y identifier « corps et âme ». À Gustave déclarant : »Il faut s’habituer à ne voir dans les gens qui nous entourent que des livres », L’orgie perpétuelle répond : « Il transforme en littérature tout ce qui lui arrive, sa vie entière est cannibalisée par le roman », ce que reprend La tante Julia : « J’appris que tout le monde, sans exception, pouvait être sujet de récit ». Pour lui, comme pour Flaubert, comme pour Alexandre Dumas, comme pour Victor Hugo, à qui il consacra le superbe essai La tentation de l’impossible : Victor Hugo et les Misérables (Gallimard, 2008), « la seule façon de l’être [écrivain] était de se livrer corps et âme à la littérature ». C’est pourquoi, en rendant grâce aux écrivains français, Vargas Llosa n’a jamais cessé, comme le voulait Flaubert, de « s’étourdir dans la littérature comme dans une orgie perpétuelle »
Qui mieux que lui aura servi et propagé la littérature française ? Sait-on que, célébrant l’anniversaire de la Révolution française en 1989, il publia à l’invitation de Daniel Lefort, conseiller culturel près l’ambassade de France à Lima, une traduction en espagnol du magnifique texte en prose d’Arthur Rimbaud : Un cœur sous une soutane, précédé de son éclairante préface « Rimbaud le corrupteur » ? Les traducteurs de Vargas Llosa (Claude Couffon, Bernard Lesfargues, Bernard Sesé et Sylvie Léger, Anne-Marie Casès et Daniel Lefort, sans m’oublier dans le lot) n’auront été que les porte-voix de cette vocation qui, irrésistiblement, l’a poussé à lire et nous donner à lire tant d’écrivains de chez nous. Même un Rétif de la Bretonne dont Le pied de Fanchette a pu inspirer la maniaquerie hygiénique de don Rigoberto dans Éloge de la marâtre (Gallimard, 1988). On n’en finirait pas de cataloguer la multitude de références françaises, et n’est-ce pas en reflétant son admiration pour Victor Hugo, dont le buste trône dans la pièce Kathie et l’hippopotame (Gallimard, 1988), que le titre français de son roman El Hablador est devenu, inspiré par L’homme qui rit : L’homme qui parle ? Nul doute que sous la Coupole, le nouvel académicien qui a tant ébloui son traducteur constant et lui a tant appris sur sa propre culture, en fera tout autant dans la galerie des Immortels. Immortel, Mario Vargas Llosa, oui, mais toujours vif et frétillant, vivo y coleando, dit l’espagnol, à l’instar de ces chiens dont il a peuplé son œuvre. Quant à son traducteur de toujours ─ cinquante livres en cinquante ans ─ il ne sera jamais que ce chiot au museau aigu qui ornait les disques de « La Voix de son maître ».