Le 5 avril 2016 à la galerie Looiersgracht 60 d’Amsterdam était présenté The Next Rembrandt, un tableau à la façon du maître copié par un ordinateur grâce au deep learning et à l’impression 3D. L’intelligence artificielle aurait-elle de l’esprit et du goût ?
Des maîtres appelés deep learning et impression 3D
À mi-chemin entre Matrix et F for Fake, le scénario tiendrait presque de la science-fiction. Mais impossible n’est pas Microsoft ! Le peintre Rembrandt est mort à Amsterdam en 1669, pourtant une nouvelle peinture vient d’être créée. Le projet, en collaboration avec l’université de technologie de Delft et deux musées néerlandais, a été mené sur dix-huit mois de travail pour un résultat exceptionnel. La première étape ? La collecte des données : après l’examen complet de la collection, près de 300 œuvres du maître ont été scannées en haute définition et en 3 D. Le résultat tire sûrement sa réussite de l’utilisation de la technologie du deep learning : un système d’apprentissage grâce auquel une machine peut reconnaître un objet couche par couche. Seconde étape : déterminer le portrait-robot le plus récurrent dans les œuvres de Rembrandt, à savoir : un homme blanc entre 30 et 40 ans, caractérisé par une certaine pilosité faciale, le regard tourné vers la droite et portant des habits sombres avec une collerette blanche et un chapeau. Vient ensuite la modélisation de ce nouveau portrait grâce à un système de logiciels : plusieurs algorithmes sont créés pour établir des constantes tels que la composition géométrique, l’effet du matériel utilisé ou encore la technique la plus connue du maître, le clair-obscur. Dernière étape : la réalisation de la peinture. Là aussi, une technologie phare a été utilisée : l’impression 3D. Une peinture ne se donne pas en deux dimensions, mais comporte reliefs et textures. The Next Rembrandt a donc été imprimé grâce à la fabrication additive (voir notre article).
Art ou technologie ?
On croirait à une authentique peinture de Rembrandt. Les technophobes peuvent toujours tirer la sonnette d’alarme : il n’empêche que The Next Rembrandt est la somme d’un travail maîtrisé au croisement de l’histoire de l’art, de la science et de la technologie. Les chiffres prouvent la complexité de ce projet : 148 millions de pixels et 168 263 fragments de peintures. Qu’on ne s’y trompe pas : il y a des hommes derrière le projet, des ingénieurs, des développeurs, mais aussi des historiens de l’art. Le critique britannique Jonathan Jones ne trouve pas à son goût l’initiative : « Une parodie horrible, insensible, sans saveur et sans âme de tout ce qui est créatif dans la nature » déclare-t-il dans The Gardian. Son verdict mérite néanmoins d’être nuancé : s’il est clair que The Next Rembrandt ne relève pas d’une individualité créatrice, l’art reste indissociable de la technique.
Avant Rembrandt, ce fut Van Gogh. L’année dernière, le musée Van Gogh à Amsterdam s’est associé à Fujifilm Belgique pour cloner 9 pièces du maître à l’aide d’une imprimante 3D. Faussaire ou non ? Microsoft, contrairement à Fujifilm, n’a pas copié un Rembrandt : il en a créé un nouveau. Cela étant, une telle entreprise vise surtout à faire la démonstration des toutes nouvelles prouesses technologiques et se poser en maître en la matière. Ron Augustus, directeur de SMB markets, Microsoft, déclare dans la vidéo de présentation : « On pourrait dire que nous avons utilisé la technologie et les data comme Rembrandt a utilisé ses crayons et ses pinceaux : pour créer quelque chose de nouveau ». La comparaison n’est pas sans prétention ! C’est toute une philosophie d’entreprise qui s’exprime dans ces paroles : la volonté de Microsoft, comme celle de Google ou Facebook, de réaliser une symbiose totale entre la technologie et les éléments qui composent nos existences. Ces géants se livrent un combat acharné. Google a gagné une première bataille dans la guerre de l’intelligence artificielle avec la victoire (3-1), grâce au deep learning, de son robot AlphaGo contre le joueur Lee Sedol. Avec The Next Rembrandt, financé par la banque ING, Microsoft en remporte une seconde.
Genèse et perspectives du projet
En un sens, The Next Rembrandt s’inscrit dans l’histoire de l’art assisté par ordinateur. Des Algoristes à l’art génératif, cette sorte de discipline utilise simplement des outils moins traditionnels comme le codage binaire ou les logiciels graphiques. Si le projet de Microsoft n’est pas l’œuvre d’un artiste, il a ce mérite de mettre en relief, par son procédé, toutes les structures qui composent un tableau. En cela, The Next Rembrandt trouve ses origines dans des courants et réflexions antérieurs à l’ère du numérique qui questionnèrent l’apparaître des choses (par exemple, le cubisme ou le pointillisme).
Plus intéressantes sont les perspectives d’un tel projet ! Se contenter de recopier tel quel un tableau de maître ferait simplement de la machine un Guy Ribes 2.0. Mais créer la nouvelle pièce d’un artiste décédé ? Outre l’immortalité sous-entendue par le projet, on pourrait par exemple terminer de célèbres peintures inachevées comme L’adoration des mages de Léonard de Vinci, combler des périodes esthétiques lacunaires de la vie de certains peintres ou même donner vie à des œuvres simplement projetées par écrit ou croquis sur des carnets. De même, la combinaison des data, du deep learning et de la fabrication additive pourrait aussi envahir le monde de la sculpture, de l’architecture ou de la photographie. Et même de la littérature… à quand l’algorithme capable d’achever L’Homme sans qualités ou de composer de nouvelles proses rimbaldiennes ?
L’art créé grâce au deep learning a déjà engendré des œuvres. Deep Dream, le programme de Google, permet de reconnaître des formes sur les images et offre un rendu… psychédélique. Pour ne pas dire terrifiant. Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? disait le roman éponyme de Philip K. Dick. L’inconscient du programme de Google doit songer à un monde situé entre Jérôme Bosch et le bug informatique. De manière plus maîtrisée, le projet de Microsoft pourrait ouvrir des perspectives en restauration de tableaux, en recherche ou en commissariat d’exposition. Reste à trouver un nom pour ces artistes d’un genre nouveau. Renoir Junior ? Google Gauguin ? De Vinci Code ? Digital Degas ?
Pline rapporte dans son Histoire naturelle une anecdote célèbre : Zeuxis avait peint sur une toile des raisins si vraisemblables que les oiseaux venaient les picorer. Parrhasios, un autre peintre, le trompa en représentant un rideau que Zeuxis demanda à tirer. Cette histoire illustre l’illusion de la peinture, c’est-à-dire la confusion qui existe entre la chose et sa représentation. Avec des initiatives comme The Next Rembrandt, la représentation n’éclipse même pas l’objet puisque l’objet, en quelque sorte, n’existait pas au préalable. Ce nouveau tableau simule une réalité. Jusqu’à maintenant, avec des projets, par exemple, comme Google Street View, l’objet demeurait derrière sa représentation. Là, il tend à disparaître : The Next Rembrandt n’est pas une copie, il ne comporte aucun original authentique. Ce n’est pas même un faux. Au mieux pouvons-nous dire que, sans cette présence humaine à l’origine du tableau, nous sommes passés de l’art à l’artefact. La copie des Van Gogh par Fujifilm appartenait encore à l’idée de « l’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », pour reprendre l’expression de Walter Benjamin. The Next Rembrandt tient du plus de l’œuvre d’art à l’époque de son autonomie technique…