Punition et risque est un ouvrage commun au criminologue Erwan Dieu et au pénologue Tony Ferri (voir ses articles). Ils ont décidé d’exprimer leurs inquiétudes sur les dérives du « punir le risque contemporain ». Pour donner du relief à leurs analyses, ils ont confronté leurs discours à la réflexion du philosophe Michel Onfray et à l’expertise de la psychologue Astrid Hirschelmann.
Dans la première section, Erwan Dieu opère un focus sur les notions de risque et de dangerosité ainsi que les étiquettes sociales générées par notre société angoissée et précautionneuse. Se référant à nombre d’auteurs en sciences humaines, il pose les contours de cette société du « risque zéro ». Une société du contrôle immodéré, refusant de souffrir, qui crée elle-même machiavéliquement le danger, où les populations sont dressées, où des étiquettes sociales sont fabriquées, et où il faut à tout prix réinsérer le sujet « responsable » et neutraliser l’individu dangereux. Dans un tel « univers » orwellien se produit la surpénalisation en raison de l’exposition excessive (pornographique) de l’émotion des victimes. Les criminels et les récidivistes y sont plus mécaniquement et sévèrement punis alors que les autres délinquants, quantité non négligeable, le sont moins, mais sont soumis à des contrôles de plus en plus envahissants et pernicieux. Nous sommes passés de la domination de l’être humain par l’emprisonnement à la subordination par l’évaluation de sa dangerosité potentielle. Des outils aseptisés (logiciel APPI, DAVC, outils actuariels), appelés « dispositifs » par les psychologues-criminologues, servent de médias utilitaires au système politique et économique en place. Le Diagnostic à visée criminologique, DAVC, affirme l’auteur, « c’est de la poudre aux yeux qui légitime les difficultés du système social ». Dans cet environnement dangereux, punir le risque, c’est finalement refuser de travailler sur les déclencheurs cachés de la violence, c’est dissimuler la réalité pour un bien social théorique, et c’est reconnaître l’impossibilité d’effacer le passé. L’Homme est seul, sans Dieu, avec la société comme unique garant de la Justice. Il faudrait quelque part compenser ce manque céleste : la veille et l’hypersurveillance peuvent inéluctablement se mettre en place … L’Homme en devient un délinquant potentiel qui s’ignore.
Etre de la population, c’est être surveillé (G. Wajcman, L’Oeil absolu)
C’est justement cette société de l’hypersurveillance que Tony Ferri dénonce dans la seconde section du livre. Le pénologue replonge dans l’antiquité et la période romaine pour mieux illustrer le basculement opéré durant la période moderne de l’investissement du sujet de la sphère publique dans la sphère privée. Ce tournant a vu le règne du propre et du self avoir préséance sur le commun, en opposition à l’ancienne époque, fondatrice de l’Occident, où la polis prédominait. Maintenant, le domicile c’est la sécurité, le lieu de l’égalité et de l’affirmation du soi. Alors que la politique est considérée comme un espace de violence et d’inégalité. Le modèle économique n’a pas été sans incidence sur ce bouleversement, car « l’ordre économique commande l’ordre politique ». La société de consommation en est une preuve flagrante.
Et plus la sphère privée prend de l’importance, plus l’État se retourne vers elle pour y ré-exercer l’influence perdue, ce qui n’est pas sans effet sur le droit et le pénal. On observe en effet une judiciarisation de la sphère privée qui devient désormais un enjeu de pouvoir, ainsi que le lieu du contrôle et du redressement par les pouvoirs publics. Il y a une véritable instauration d’un panoptique privatif. Panoptès surveille à travers de nombreux dispositifs. Mais c’est une surveillance de plus en plus sophistiquée et apprivoisante. La pénalité du siècle procède d’un véritable processus d’animalisation de l’humain. Et, contrairement aux sociétés traditionnelles qui offraient plus de souplesse, le pouvoir de punir et la sanction demeurent dans les mains de l’État, unique prescripteur d’une justice inquisitoire qui s’applique au grand dam des victimes.
Tony Ferri anticipe les conséquences de cette appropriation de la sphère privée par le pénal, en figurant une société de plus en plus gangrénée par la technologie panoptique. La publicisation du domaine familial est un signe de ce virus impudique. Et le philosophe voit dans le fait même de résister l’œil accusateur de la violence étatique. Pour éviter les soupçons, il faudrait dire qu’ « on n’a rien à cacher ». Nous naviguons dans ce que Günther Anders dénomme le totalitarisme doux.
Ces deux approches du « punir le risque » sont complétées par des entretiens avec le philosophe Michel Onfray et la psychologue-criminologue Astrid Hirschelmann.
En préambule, les deux auteurs interpellent Michel Onfray sur le sens de la pénalité moderne. Celui-ci essaie naturellement de sortir du rideau classique des évidences premières sur le droit de punir en arguant, comme Foucault, qu’il importe de repenser toute l’économie du punissable dans notre société. Lui situe l’origine du droit punitif dans le déséquilibre causé par la liberté accordée par Dieu aux êtres obéissants. Pour en jouir opportunément, il vaut mieux alors naître riche que pauvre. Une population de démunis qu’on retrouve d’ailleurs en majorité en prison, générée par le libéralisme qui crée lui-même les conditions de la délinquance. Devant ce fait établi, il souligne l’inconséquence du « nihilisme généralisé, de la gauche et de la droite, qui les conduit à ne plus penser, à utiliser la prison bêtement comme on utilise une voiture ». Michel Onfray voit dans cette indolence la marque de l’échec de la vision du monde des bien-pensants qui font les lois. En vrai, l’honnêteté serait de reconnaître que le détenu est emprisonné pour des raisons politiques et sociales. En lieu et place de la répression de la malédiction d’être né pauvre, le philosophe déconstructiviste propose alors le modèle de la justice réparatrice. Car, en définitive, la prison crée plus de problèmes qu’elle en résout. Dans le même registre politique, il poursuit son discours de façon convaincante en considérant que la dangerosité ne sert que les puissants, ceux qui ont quelque chose à préserver. À cet égard, la droite et la gauche libérales, et celle souverainiste, ont ceci en commun de considérer la prison comme un mal nécessaire, qu’il faut juste humaniser. Les politiques pénales se contentent donc de construire des prisons et de créer des dispositifs alternatifs. Michel Onfray compare ces politiques à de la bière sans alcool ou à la cigarette sans nicotine. Dans le même genre, il compare le bracelet électronique à un boulet virtuel qui fait de la prison sans la prison. Il préférerait un système punitif basé sur des formes alternatives de sociabilité. Mais précise-t-il, il convient de prêter attention à ne pas inverser les valeurs en permutant les rôles de coupable et de victime.
Au demeurant, le philosophe conçoit une division binaire classique du modèle politique qui sous-tend l’idée que la gauche prend traditionnellement fait et cause pour les coupables en incriminant la société dont elle veut se débarrasser et l’idée que la droite affirme qu’il faut penser qu’aux victimes en revendiquant en leur nom une réparation que la société exige pour maintenir l’ordre (p. 19). Lui ne souhaite tomber ni dans l’un ni dans l’autre panneau. En libertaire, il considère dans un même mouvement le droit du coupable à la compassion et celui de la victime aussi. Mais pas question que la victime soit lésée à la fois par le coupable et par l’idéologie qui refuse la culpabilité du coupable pour la reporter sur la seule société. Il récuse vivement le gauchisme culturel qui inverse les valeurs et fait du coupable une victime de la société et de la victime une quantité négligeable. Pour lui, ce gauchisme culturel est un accélérateur terrible du succès du FN.
Astrid Hirschelmann, enseignante-chercheuse dans le domaine de la psycho-criminologie apporte la touche finale, d’expertise, à ce livre aux approches à la fois différentes et consanguines. L’universitaire se dit avant tout intéressée par les fonctions de régulation humaine de la violence. Son travail de recherche s’étend en amont, de la criminogénèse, en aval, jusqu’à la réaction sociale et la tentative d’élaboration psychique ou de prévention sociale du passage à l’acte.
Après lecture, elle décrit les auteurs comme possédant « une fougue militante pour les droits de l’homme et la liberté humaine qui se heurte à l’intransigeance de notre sentiment d’insécurité croissant ». Ceci dit, elle adhère sans détour sur le constat général de besoin profond de réformes, et souhaite que cette réflexion commune devienne dans un futur ouvrage force de proposition. Sur la notion de dangerosité, elle l’explique comme étant difficile à définir. Celle-ci est désormais articulée au risque, à la probabilité de récidive. Pourtant le lien direct ne va pas de soi. L’appréciation d’une potentialité de danger et l’appréciation d’un risque de récidive ne doivent pas se confondre. Ce qui peut être avancé, c’est qu’il n’y a pas de récidive sans dangerosité préalable. Or, l’inverse n’est pas toujours vrai : la violence n’entraîne pas automatiquement une récidive. Le comportement antérieur n’a pas forcément une valeur prédictive. Et la complexité de la dangerosité tient en ce qu’elle est multiple, car elle peut être psychiatrique, criminologique, ou les deux à la fois, pénitentiaire. De là découlent des diagnostics distincts, psychiatrique ou criminologique de danger, pénitentiaire, social et judiciaire. Au vu des champs et pratiques disciplinaires interpellés par l’expertise sur la dangerosité, le consensus n’est pas facile. Il faut sans cesse réinterroger les méthodes, des psys notamment, au regard de la demande de la PPSMJ (population pénale sous mains de justice) qui évolue. Astrid Hirschelmann concède qu’il soit difficile d’évaluer, mais c’est une nécessité dans une société où, d’autant plus, nous évaluons toujours avant de prendre des décisions. Refuser l’évaluation serait encore plus dangereux ! Les obligations et les injonctions participent clairement au devenir des PPSMJ. « Cet espace de contrainte peut devenir un lieu de facilitation (Lehnert, Villerbu, Ambrosio, 2008) pour faire émerger une demande, entamer un travail sur soi ». L’objectif des interventions doit donc être la personne reconnue dans ses différentes dimensions, et non plus la personne réduite à ses déterminismes. Travailler le risque a le mérite d’engager une réflexion sur l’incertitude. Il faut oublier les schémas préconçus pour accompagner la personne avec bienveillance dans son cheminement de façon à l’aider à s’aider. Le soin vise la restauration du sujet comme personne autonome. Nous nous dirigeons vers une clinique de l’accompagnement. Le travail social doit opérer un véritable tournant historique qui nécessite de prendre des risques : celui de faire confiance et celui d’admettre qu’on peut se tromper…
Concernant l’hypersurveillance, le vrai danger selon elle, c’est la tendance à l’hyperresponsabilisation du sujet vis-à-vis de ses actes et de sa dangerosité potentielle, et une réduction des causes à ses propriétés personnelles. Le même phénomène dans le milieu institutionnel serait produit par l’application des connaissances a priori, par une hyperspécialisation ou un enfermement disciplinaires. Fort heureusement, ce n’est pas vraiment la tendance actuelle. Et c’est à ce titre que le concept de dispositif comme mode de gouvernement devient important. Le dispositif est une structure fonctionnelle qui gère une urgence, celle de la récidive. La prise en charge des PPSMJ implique que le professionnel s’intègre dans un dispositif qui articule justice et cliniques éducative, sociale et thérapeutique. Quelle est la fonction exacte de ce praticien ? Un clinicien, à l’écoute des sujets, ou un agent de contrôle… Une inquiétude demeure quant à la juste définition de ses missions. Il faudrait éviter de trop le responsabiliser et de l’isoler. La réussite passe par le partage des informations et le travail en partenariat. Les dispositifs évoluent en fonction des enjeux éthiques et encouragent à travailler le lien. Car la punition uniquement soumise aux préceptes moraux est inutile et inefficace. En revanche, la sanction comme transgression d’une limite est nécessaire et structurante.
Dans cette perspective du prendre-soin, du care, la justice n’est pas simplement une institution qui vise à appliquer la loi, mais une instance qui vise à restaurer les sujets.
Les quatre auteurs ayant participé à cet ouvrage nous offrent des visions différentes par leurs approches, mais qui s’additionnent fort justement par le souci commun d’une meilleure justice qui serait capable de prendre en charge plus intelligemment ses clients. L’apport de Michel Onfray est intéressant, car c’est un philosophe reconnu qui prend la parole pour dévoiler la vérité sur les origines de la délinquance avec la simplicité et fulgurance de son discours. Celui d’Erwan Dieu nous montre de manière chirurgicale les travers des notions de dangerosité et d’étiquettes. Tandis que l’approche historique et anthropologique de Tony Ferri nous éclaire sur les corrélations de la sphère privée, de la famille, du mariage, de l’évolution du droit, et l’intrusion de la sphère publique par le biais de l’hypersurveillance. Enfin, Astrid Hirschelmann amène sa touche universitaire structurante pour recentrer le débat sur un accompagnement qualitatif des PPSMJ. Le corpus demanderait une médiatisation du débat. Malheureusement, lorsqu’il y a débat, les médias utilisent le discours du populisme pénal pour séduire de manière simpliste l’auditoire.