Le second volume de Red Georgia sortait vendredi 6 novembre en vinyle. Pour le label rennais Red Rec, à l’origine de cette compilation honorant la scène techno géorgienne, c’est le point d’orgue d’un projet de deux ans. Gaëtan Nélias, directeur artistique de Red Rec, nous raconte cette aventure musicale et humaine à la rencontre d’un microcosme en pleine effervescence.
Le vinyle Red Georgia Vol. 2 sortait ce vendredi 6 novembre. C’est le second volet d’une compilation du label rennais Red Rec dédiée à la scène techno géorgienne. Celle-là même qui s’est mobilisée pour sa liberté d’expression en mai 2018 en organisant une rave de 15 000 personnes devant le parlement à la suite de la fermeture forcée de deux clubs de Tbilissi, la capitale.
Le projet Red Georgia naissait cette année-là, de la rencontre entre Gaëtan Nélias, à la direction artistique de Red Rec depuis 2017, et S.V.R.A, artiste géorgien basé à Nantes. Celui-ci signait un morceau sur la compilation du premier anniversaire du label rennais. « C’est lui qui m’a fait connaître la scène géorgienne, déjà très structurée », raconte Gaëtan. « Il m’a ouvert des portes, présenter des gens. J’ai commencé la prospection en mars 2018, et en octobre je partais en Géorgie rencontrer les artistes ».
Une scène en maturation
Fort de cette expérience et de ses rencontres, Gaëtan Nélias nous décrit le jeune microcosme techno géorgien. « C’est une scène qui a une quinzaine d’années seulement, et qui a émergé de la démocratisation des clubs après la révolution des Roses [2004] ». En 2017, Boiler Room, référence dans le milieu des musiques électroniques, faisait étape au Bassiani, club iconique de la capitale géorgienne, régulièrement comparé au Berghain berlinois. Puis en 2019, la webtélé anglaise pose cette fois ses valises au Khidi, dont Gaëtan nous peint avec enthousiasme l’ambiance sombre et l’esthétique très EBM (Electronic Body Music).
Il existe bien des clubs dans d’autres villes, mais c’est à Tbilissi, la capitale, que l’essentiel se passe. Gaëtan mentionne aussi le Café Gallery, le Drama Bar, connu pour ses nombreux livestreams, ou encore la station Mutant Radio. L’année dernière, à l’occasion de la sortie du premier volume de la compilation, Gaëtan Nélias (sous son alias En2orphine) proposait à Rinse France un mix illustrant les principaux courants musicaux qui s’expriment dans les clubs tbilissiens.
RED REC · REDREC présente En2orphine – RINSE France 30.03.2019
Un vivier de production
Guidé d’abord par S.V.R.A, puis par ses propres rencontres et affinités, Gaëtan découvre un réseau d’artistes surmotivés à apporter leur pierre à l’édifice désormais mondialisé des musiques électroniques. La scène a beau être jeune, elle s’organise, à l’ombre des clubs, à travers différents labels explorant une variété d’esthétiques : deep techno et house chez Dream Machine Records, techno mentale, break et ambient chez Icontrax, house et electronica chez PalmStructure, ambient chez Expeditions Above, expérimental chez Borders of Known, etc.
Tout ce qu’il manque à cette scène en maturation, selon Gaëtan, c’est une presse à vinyle. « Ils sont obligés de faire presser en Pologne ou en République tchèque, mais ils s’y mettent petit à petit », précise-t-il. C’est pourquoi le projet Red Georgia, mettant à l’honneur des artistes émergents du pays sous la forme d’un diptyque de vinyles, a tout de suite séduit.
La techno comme culture dissidente
La Géorgie est devenue un symbole dans la communauté technophile internationale à la suite des événements de mai 2018. Dans la nuit du 12 au 13 mai, des raids policiers lourdement armés et violents interrompent la fête au Café Gallery et au Bassiani. Ce dernier est fermé dans la foulée. L’alibi du gouvernement : la circulation de drogues dans ces soirées. L’argument passe mal auprès des amis de la nuit, qui voient dans ces interventions une tentative d’intimidation de la part d’un État répressif. « Leur liberté ne plaît pas à tout le monde », résume Gaëtan Nélias.
Immédiatement après, les danseurs se rejoignent sur l’avenue Rustavéli, devant le parlement géorgien, et improvisent une rave de protestation qui durera tout le week-end jusqu’à rassembler 15 000 personnes. Le coup de projecteur médiatique mondial dont profitent alors les fêtards tbilissiens aura sans doute aidé à faire pencher la balance en leur faveur. Quelques semaines après, le Bassiani rouvre. Devenu iconique, le club a depuis inspiré au collectif (La) Horde, à la tête du Ballet National de Marseille, leur spectacle Marry Me In Bassiani (2019), qui explore la dimension politique de la danse. Cette dimension, combative, contestataire, informe l’identité même de la scène techno géorgienne, libertaire, donc en opposition avec le gouvernement conservateur.
After #Bassiani raid youth danced for equality in front of parliament building in #Tbilisi pic.twitter.com/8jarzPVUQn
— Tornike Mandaria (@Tokmando) May 12, 2018
We Are the Vineyard. La vigne et le devi
La compilation Red Georgia se fait bien sûr porte-parole de cette culture de la résistance. À travers son sous-titre, We Are the Vineyard (“nous sommes le vignoble”), la nouvelle génération d’artistes géorgien.ne.s se ré-approprie le symbole de la tradition viticole de son pays, sans doute la plus ancienne au monde. « Comme ses vignobles ancestraux qui se gorgent de soleil, la jeunesse géorgienne grandit avec sa quête de liberté », écrit l’artiste Marsch dans la description du premier vinyle, sorti en mars 2019.
Conçues par l’artiste géorgienne Kvachi, qui crée régulièrement des visuels pour les clubs de Tbilissi, les pochettes des deux vinyles forment un diptyque pictural. Un visage obscur se fond dans la vigne. C’est celui du devi, mutant hybride de la mythologie géorgienne qui hante les vignobles. À sa façon, les artistes géorgiens travaillent, dans l’ombre et le secret, à faire éclore les roses de la révolution.
Parmi ces vignerons du changement, on compte les 11 artistes présents sur la compilation. Sur le premier vinyle, des musiciens proches du label Icontrax, son patron Berika, Newa, Skyra et S.V.R.A. Sur le second, la productrice Her Ra, Vako Pachulia, Solarmental et Hamatsuki, résident du Bassiani. Trois autres artistes, Adhil Moorish, RTNH et Mbodveli sont aussi présents sous forme de morceaux bonus en digital. Orientée techno, la sélection de morceaux compilés par Gaëtan Nélias témoigne toutefois d’un cépage riche en variétés de style : ambient, break, techno mentale ou expérimentale, electro. Une vendange prometteuse, annonciatrice de futurs millésimes géorgiens ?
Quant à Red Rec, le label rennais sortira bientôt une nouvelle compilation en digital réunissant des artistes français et internationaux. Pour 2021, Gaëtan Nélias a déjà choisi sa nouvelle destination…