Le documentaire Little Palestine de Abdallah Al-Khatib a ouvert la 9e édition du festival des Histoires à Maurepas. Chaque année, l’association Comptoir du Doc nous fait découvrir le cinéma documentaire en famille et/ou entre amis. En 2022, le festival nous pousse à réfléchir à des parcours de vie différents, insolites et grâce au cinéma, l’humanité est portée comme rempart aux injustices.
Particularité du festival Des Histoires, organisée par l’association Comptoir du doc, les films sont chaque année sélectionnés par les adhérents et habitants de Maurepas et donc issus d’échanges en amont. Parmi les choix possibles de la 9e édition à Maurepas (et 16e édition au total), ils en ont gardé trois, tous précédés de moments de partage où auteurs ou autrices du quartier partagent leurs textes.
L’an dernier, les cinéastes Alexandra Pianelli, Diako Yazdani et le producteur Jean-Marie Gigon étaient à l’honneur. Pour l’édition 2022, c’est Little Palestine, journal d’un siège, le documentaire du palestinien Abdallah Al-Khatib qui a ouvert ce mardi 24 mai la semaine de projection. Alors que dans l’actualité, la crise syrienne continue de faire rage (notamment en Turquie où les réfugiés sont pris pour cible par le régime de Recep Tayyip Erdoğan), Abdallah Al-Khatib nous propose de partir pour le quartier de Yarmouk. Situé à Damas capitale syrienne, il a abrité le plus grand camp de réfugiés palestiniens et palestiniennes au monde de 1957 à 2018. À l’occasion d’une visite du réalisateur à Rennes, nous avons pu le rencontrer et échanger sur ce film coup de poing, peut-être passé trop discrètement sur nos écrans depuis sa sortie en salles en janvier dernier.
Afin de saisir les enjeux et la portée du film, un petit récapitulatif s’impose. En 2007, la Syrie connaît une grande désillusion : la promesse de libéralisation du régime n’est pas tenue et Bachar El-Assad tient toujours le pays d’une main de fer à l’instar de son père Hafez El-Assad. Quatre ans plus tard en 2011, incarcérations et censures se poursuivent dans un contexte de printemps arabe en gestation. Les manifestations pacifistes en faveur de la démocratie et de la fin du régime baasiste de Bachar se multiplient et la répression étatique conduit à une organisation du mouvement. La contestation devient une rébellion armée. Depuis lors, quatre acteurs sont au centre d’une guerre civile sanglante qui semble s’éterniser : le régime central de Bachar, les forces rebelles hétérogènes, les Kurdes et l’État Islamique. Chacun de ces belligérants est soutenu par d’autres organisations ou pays et un jeu d’alliances contradictoires au niveau national et international complexifie la situation ainsi que la perspective d’une résolution potentielle. De leur côté, les puissances occidentales luttent contre la constitution d’une base militaire permanente pour l’EI, qui attire des soldats d’Europe.
La chute du régime de Bachar est également un objectif majeur. De surcroît, la guerre en Syrie est une crise migratoire (la Turquie accueille 2 millions de réfugiés) mais aussi confessionnelle du fait d’une fracture ethnoreligieuse. Depuis plus de dix ans, le conflit a fait environ 500 000 morts d’après les estimations de diverses ONG. Entre 70 000 et 200 000 personnes ont disparu dans les prisons du régime et au moins 17 000 d’entre elles y ont été torturées à mort. La moitié de la population est déplacée pendant le conflit, et cinq à six millions de Syriens ont fui le pays.
Présenté au Festival de Cannes, Little Palestine a été tourné dans le camp de Yarmouk entre 2013 et 2015, avant qu’il ne passe sous la coupe de l’organisation de l’État Islamique. Abdallah Al-Khatib n’avait jamais tenu de caméra auparavant. Ayant grandi à Yarmouk et travaillé au sein de l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine, il témoigne d’une situation dont l’opinion publique s’est très peu émue. Une seule photo en janvier 2014 : celle d’une marée d’indigents venus quémander à manger dans un paysage d’apocalypse. C’est dans cet optique de bataille de l’image que le cinéaste propose son film documentaire. Quand la Révolution Syrienne éclate, le régime de Bachar El-Assad voit Yarmouk comme un refuge de rebelles et un noyau de résistance. Il encercle le quartier et met en place un siège à partir de 2013. Progressivement privés de nourriture, de médicaments et d’électricité, les habitants de Yarmouk se retrouvent coupés du reste du monde.
C’est à la suite d’un long itinéraire que nous avons pu rencontrer Abdallah. Parti pour Bucarest pour une projection de Little Palestine, il était il y a quelques jours à Berlin où il réside aujourd’hui. Après un crochet par Cannes où le film a été présenté à l’ACID durant l’édition 2021 du festival, il était avec nous à Maurepas pour débattre ensemble de son documentaire. Cet échange s’inscrit dans un contexte particulier. En l’espace d’une semaine, Amjad Al Fayed et Ghaith Yamin, deux adolescents palestiniens du djihad islamique ont été abattus par les forces israéliennes lors de heurts consécutifs à un raid israélien en Cisjordanie occupée. De plus, le 11 mai la journaliste reporter américano-palestinienne d’Al Jazeera, Shireen Abu Akleh était tuée d’une balle dans la tête. Sa mort a eu lieu sur le terrain alors qu’elle couvrait une opération sur la ville de Jénine en Cisjordanie, menée en représailles à une suite d’attentats terroristes. Les forces israéliennes sont suspectées et des récentes déclarations de l’armée n’excluent pas qu’un tir ait pu venir d’un de ses soldats.
C’est de cette difficulté à vivre ensemble que traite Little Palestine. Au travers des 89 minutes de documentaire, Abdallah Al-Khatib fait la chronique d’un « pays où les fenêtres donnent sur l’absence de nourriture », d’un lieu où la vie s’est arrêtée durant deux longues années.
À la manière d’un poète, le cinéaste pose sa voix par-dessus les images qu’il a filmées avec sa petite caméra tout en nous énonçant une sorte de règlement à suivre pour survivre à l’état de siège. Dans deux mois sera d’ailleurs publié 40 Rules of Siege dont les phrases résonnent dans le documentaire : « la vraie prison c’est le temps », « Marcher est un exercice de survie ». Little Palestine est une quête de sens au milieu de la désolation. Les enfants du camp, sur lesquels le cinéaste pose sa caméra, tentent et souhaitent retrouver leur innocence enfantine au milieu des scènes de guerre et du bruit des bombes qu’ils ne remarquent même plus. Attentif à leur ressenti, Abdallah évoque en leur compagnie leurs souhaits, leurs rêves simples mais pourtant inaccessibles au sein d’un monde restreint et barricadé. Il explique : « Il me fallait donner une voix aux enfants, aux personnes âgées, qui sont souvent les oubliés de l’Histoire ». Dans les rues du ghetto, les bâtiments et les espoirs sont détruits, bombardés par des forces syriennes déterminées à éliminer toute présence palestinienne sur le territoire. Les mines et les tirs ne sont jamais loin, les explosions incessantes en arrière plan en témoignent. Pour les habitants de Yarmouk, la mort est présente et familière. Se nourrir est un combat de tous les jours tandis que le régime d’El Assad bombarde les ravitaillements. Pour survivre, les réfugiés se rendent dans la cohue à des points de distribution de soupe, dernière source d’alimentation où ils grattent des bidons déjà utilisés.
Dans cette cellule de vie restreinte, les habitants de Yarmouk sont amenés à se connaître et tous ont perdu un proche mort de faim ou sous les bombes. Le régime syrien lui, n’hésite pas à tirer sur les civils. Le ciel devient menaçant d’autant plus que 2013 marque le début des bombardements sur le camp déjà isolé. Les images brutes capturées sont violentes et mettent en lumière cette tragédie humaine qui se déroule sous les yeux de spectateurs et réfugiés impuissants. Cela dit, comme il le souligne, Abdallah Al-Khatib a voulu célébrer l’humanité, narrer le quotidien de ces milliers d’âmes parquées dans le camp : « J’ai voulu me concentrer sur un autre aspect de la guerre ».
Le documentaire est un véritable témoignage, un « message d’amour des réfugiés » qui, alors même que les bombes tombent, souhaitent revenir à la paix. Des phrases fortes sont scandées, « Syriens et Palestiniens ne font qu’un », par des hommes et des femmes de différentes générations qui n’ont plus peur mais souhaitent simplement retrouver leur liberté. Dans l’horreur, la vie continue et la musique, les chants deviennent de rares moments de joie et d’unité. On pense à un moment suspendu, totalement fou où de jeunes garçons, accompagnés d’un piano chantent à l’unisson une chanson rédigée par leurs soins, faisant fi des explosions très proches. Ces moments d’intense humanité sont l’essence du travail du cinéaste qui traduit en image la résilience exceptionnelle d’une micro-société assiégée. Au détour d’un plan fixe, on aperçoit d’ailleurs un homme en train de reconstruire (en vain ?) des pans de murs détruits quelques jours auparavant. La symbolique est forte et évoquée avec fatalité par une ancienne du camp : « il y a des jours avec et des jours sans, il faut rester, se battre ».
Ce courage et cette volonté inébranlable de vivre, « nous sommes nés pour vivre » entend-on, les réfugiés les trouvent dans la foi qui les anime. Cette dernière semble leur procurer une sagesse distante, un recul nécessaire à la survie dans une situation où ils ne s’en remettent plus qu’à Dieu. Malgré le deuil et l’angoisse, c’est l’espoir qui semble jaillir de l’œuvre d’Al-Khatib. À l’aide de sa caméra, il sonde les âmes, cueille des regards, des sourires profondément émouvants, empreints d’attente, d’inquiétude et parfois de désespoir. Il raconte : « J’ai donné une image simple, la vérité est plus dure encore que ce film ». À travers Little Palestine, il réaffirme l’humanité qui semble quitter ces Palestiniens jour après jour, contraints à « céder aux plus bas instincts de l’homme pour survivre », comme il l’explique.
Il évoque le tabac acheté grâce à du lait réservé aux enfants ou encore les personnes âgées abandonnées pour se concentrer sur les plus jeunes. Par dessus tout, et Abdallah insiste dessus, il a voulu retranscrire la dignité du peuple de Yarmouk. En effet, cette notion est au cœur du documentaire. Les habitants du camp, pour la plupart, préfèrent mourir sous les bombes que du fait de la faim afin de préserver cette dignité jusque dans la mort. Lorsqu’il aborde avec eux le futur, apparaît un paradoxe : la peur de la vie après le camp, l’appréhension de la fin du siège qui a constitué un quotidien pendant deux ans.
Pour ce premier documentaire qu’il a réalisé en le vivant, Abdallah Al-Khatib interpelle l’Occident : « J’ai voulu réaliser ce film pour choquer les spectateurs, les provoquer dans le but de les faire réagir ». Alors que la rencontre touche à sa fin, il évoque son œuvre : « En France je me sens animé, visible. Ce film c’est la somme de 7 ans de travail, beaucoup de gens m’ont aidé, ce n’est pas un travail purement individuel. Je n’ai bien sûr pas montré toutes mes photos/vidéos et j’ai dû protéger mon travail contre le régime baasiste ». C’est effectivement au péril de sa vie que le jeune cinéaste a du protéger ses rushes jusqu’en Allemagne où il vit désormais. Avec humour, il aborde l’actualité en Ukraine : « Je n’ai pas les yeux bleus, mais les cheveux bruns et bouclés, c’est pour cela que les médias n’ont pas parlé de nous ». Il reconnaît ensuite : « Des Yarmouk, il y en a partout dans le monde. Des gens continuent de mourir de faim sans aucun secours de la communauté internationale ».
Little Palestine est un film choc, un témoignage cru et percutant d’une réalité majoritairement ignorée en Europe, celle de la survie de 160 000 personnes dans un camp construit dès 1957, bombardé, barricadé mais qui a su tenir bon. C’est aussi un réquisitoire courageux contre un crime contre l’humanité. A voir et à recommander pour ce regard si singulier sur la situation en Syrie depuis maintenant dix ans.
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