Le numéro 172 de la revue 303, Refaire le mur, Peintures murales dans l’espace public, revient sur l’histoire de l’art urbain. À travers les acteurs et actrices de la scène de la Loire Atlantique, sont abordées les multiples facettes de cet art en pleine expansion. Devenu une pièce maîtresse de la dynamisation de nos villes, il promeut depuis ses origines une liberté d’expression artistique dans l’espace public.
Si le trompe l’œil remonte à l’Antiquité, c’est dans la ville moderne que les murs peints prennent leur essor, qu’ils soient réalisés à des fins contestataires, artistiques ou publicitaires. Le numéro trimestriel (n°172) de la revue d’arts, recherche et créations revient sur cette histoire de l’art urbain aujourd’hui reconnu par ses pairs, mais dont un pan demeure en marge, essaimant sur nos murs un art libre et gratuit.
Il est de ces arts dont on ne peut plus nier ni l’existence ni la popularité, de ceux que l’on côtoie tous les jours, sur les affichages d’expression libre mis en place par la municipalité, dans les hauteurs de la ville, sur les murs pignons, mais aussi sous les ponts, dans les friches ou le long des routes. Certaines créations abordent des sujets actuels, d’autres étirent leurs couleurs dans une dimension purement plastique, racontent une histoires faites de personnages fictifs. Dans d’autres cas, des blases se forment dans des jeux d’optique ou des trompes l’œil picturaux et des collages apposent des messages revendicateurs et politiques. L’art urbain fait partie de notre paysage quotidien et colore nos cités de ses formes monumentales ou réduites, figuratives ou abstraites. Il est un véritable monde artistique qui s’épanouit autour de nous. Il utilise la ville comme un support infini de créations et reflète l’inventivité des artistes à détourner ce qui construit l’espace urbain. Pour s’en rendre compte, il suffit de lever les yeux et une fois ces derniers habitués, vous constaterez qu’il est un résident à part entière de la ville.
La revue 303 s’attache à mettre sur papier tous les aspects du mur peint, son histoire. Car avant de parler d’une histoire de l’art urbain, une large partie de cette création de rue a longtemps été associée à de la détérioration de bien public. C’est le cas du graffiti-writting, aïeul controversé du street-art né à Philadelphie dans les années 60 qui consiste à apposer un blase ou un dessin, à la bombe aérosol ou au marqueur, sur les murs de la ville. Premier mouvement de cet art de rue aujourd’hui reconnu, il est né à une période de remise en question des espaces d’exposition et des formats traditionnels, dans la mouvance de Fluxus et du Land Art à la même époque.
Héritier de cette forme d’art underground, l’art urbain peut être vu comme une évolution du graffiti, celle respectée par le marché de l’art et les institutions. Il a pris son essor en France dans la deuxième moitié du XXe siècle et est aujourd’hui reconnu et vendu. Muralisme, pochoirs, collages sont autant de déclinaisons qui font de lui une nébuleuse sans règles ni frontières. Le réduire à une pratique artistique marchande et au service des pouvoirs publics serait tronquer toutes les facettes qu’il englobe. L’art urbain est une culture en soi avec ses propres codes, son propre langage.
Ce mouvement issu de la contre-culture, viral, anonyme et acéphale est longtemps resté une niche avant de connaître une reconnaissance méritée et attendue depuis une dizaine d’années. Sa présence dans les institutions muséales, les galeries et les salons ou festivals promeut et démocratise l’art urbain. Par le biais de références de la scène de la Loire-Atlantique, Refaire le mur, peintures murales dans l’espace public interroge cette institutionnalisation et la récupération de cet art impétueux par les élus.
Autrefois outil de publicité (1840-1950), à une époque où la consommation de masse n’existait pas encore, tel le célèbre mur Dubonnet détruit place Saint-Anne en 2014, l’art mural a longtemps été catalogué seulement comme subversif et prohibé dans les villes modernes. D’illégal, il est passé à convoité, l’un n’empêchant pas l’autre. Où se trouve la frontière entre expression artistique (stree-art) et acte de vandalisme (graffiti-writing) ? Comment faire la distinction ? La première est respectée car conforme aux pratiques institutionnelles, le second est généralement décrit comme le stigmate d’un « phénomène de société », rarement observé sous un angle artistique.
Ainsi, l’art urbain a aujourd’hui droit de cité, mais jusqu’à quel point ? Dans un paradoxe qui sert les services publics, cette constellation artistique auparavant réprimée, même condamnée, fait de plus en plus l’objet d’études et de commandes. Elle est intégrée dans certaines villes aux politiques culturelles et à la transformation urbaine. Dans l’impossibilité de la contenir, ne pouvant nier l’existence d’un véritable champ artistique, les élus se servent de sa popularité, son ouverture et son accessibilité, propre au mouvement originel, dans le but de créer du lien entre les administrés, un espace commun de création et d’imagination. « Elles [les fresques] participent à la fabrique de la ville et des relations qui s’y tissent », écrit Pascaline Vallée dans « L’art urbain a droit de cité ». Mais, « toujours associés à une liberté totale de créer, les arts urbains ont la réputation de mal se glisser dans les rouages du système », souligne-t-elle encore dans son article « La parade d’Ador ». Alors, comment ces artistes aux itinéraires à la marge trouvent-ils leur place et leur équilibre dans une société « l’institution et le service marchand sont indispensables à la survie ? » « D’abord, répond Ador, en sachant où on met les pieds ». Créé en 2007, le collectif nantais Plus de Couleurs, en charge du MUR de Nantes, démocratise quant à lui l’art urbain et ses pratiques, soutient la production des œuvres dans l’espace public afin de transmettre cette culture au plus grand nombre. Ainsi, par essence éphémère, l’art mural est-il voué à se pérenniser avec cette reconnaissance ?
L’art urbain se définit, entre autres, par la disparition programmée de l’œuvre. Qu’il s’agisse d’un recouvrement par la municipalité, d’un effacement naturel dû à l’érosion de la surface ou d’un toy (le fait qu’une création soit recouverte par une autre), ce sont les règles du jeu que les artistes acceptent et mettent même à profit pour redoubler d’inventité. De par les commandes publiques, certaines sont pérennisées à juste titre et confirme toujours plus la valeur esthétique et artistique de l’art urbain. Cependant, seules les œuvres validées par les élus ont droit à cette pérennisation, niant le reste d’une large production conçue par des artistes anonymes, mais non moins talentueux. D’où la complexité d’écrire une histoire de l’art urbain complète, car archiver les œuvres éphémères reste cependant essentiel afin de transmettre l’histoire du mouvement.
Près de soixante ans après l’apparition de l’art urbain, son histoire souffre encore d’interprétations hasardeuses et de zones d’ombres persistantes. Le medium photographique constitue la principale source de documentation et le principal moyen de diffusion, mais « Force est de constater que les éditeurs privilégient les livres d’images destinés à un large public, favorisant les pratiques récentes au détriment d’études et d’analyses historiques. » La difficulté d’accéder à des sources fiables a poussé la Fédération de l’Art Urbain a créer en 2021 le Centre Arcanes, centre national des ressources numériques de l’art urbain. Ce dernier récolte régulièrement des fonds d’archives constitués de divers documents pour mettre à disposition une large sélection de documents décrits selon les normes européennes de description archivistique en vigueur. Il sera ouvert au public courant 2023. Répertoriées, toutes créations de rue pourront ainsi avoir une vie et une reconnaissance, devenant un maillon de cette histoire de l’art urbain.