Quand on évoque le nom de Robert Capa, viennent à l’esprit quasi instantanément les mythiques photos du débarquement allié en Normandie, le D-Day du 6 juin 1944. 11 photos, les Magnificent Eleven, prises par le photoreporter hongrois sur la place d’Omaha Beach. Seul photographe présent dans ce qui constitue la plus grande opération militaire du XXe siècle, il photographiera cet événement pendant plus d’une heure et demie au péril de sa vie. Une récente enquête – menée par A.D Coleman, J. Ross Baughman, Rob McElroy* – vient d’infirmer cette version des faits…
Robert Capa aurait pris durant le débarquement du 6 juin, grâce à ses deux appareils, pas moins de 106 poses, en première ligne du front. Hélas, un laborantin détruisit ce travail à la suite d’une mauvaise manipulation et pressé par le bouclage du magazine Life pour lequel travaille le photographe. Ainsi de ces 106 poses ne subsistent que 11 photos – plutôt floues. Le processus de glorification est en marche : Capa devient un génie « trahi » par la technique, privé de son talent et de sa bravoure. À moins que l’histoire ne soit bien différente…
En 2014, Coleman, célèbre critique photo commence à remettre en cause cette version. Il publie pour cela de nombreux billets revenant sur le rôle de Robert Capa ce jour-là. Pour étoffer sa critique et analyser en détail ce monument culturel, il va s’entourer de références. Ainsi Ross Baughman, prix Pulitzer, Rob McElroy et Charles Herrick historien militaire, le rejoignent. Ils tentent de démontrer une autre version des faits que celle « vendue» par le magazine LIFE et son chef du service photo John Morris, mais aussi le photographe lui-même. Leur action est restée relativement confidentielle en France. Jusqu’à ce que Patrick Peccate a synthétisé ce travail en français les mois derniers (voir 1et 2). Ce qui ressort de cette étude est accablant et ternit l’image du célèbre reporter.
Tout commence avec la publication d’une vidéo pour les 70 ans du débarquement par le magazine LIFE l’année dernière. On y voit les images de Capa notamment, mais aussi des exemples des négatifs qui avaient été ruinés par le laborantin. Malheureusement, une analyse approfondie de ces négatifs démontre qu’ils sont… des faux. Un premier accroc à la légende orchestrée autour du photographe. Ce ne sera pas le seul, le long travail d’enquête s’attaquant efficacement point par point à la mythique l’épopée photographique.
Prenons deux des points cruciaux qui invalident l’histoire officielle. D’une part, de nombreux experts considèrent qu’il est impossible que 11 photos aient pu subsister en totalité alors que toutes les autres furent si profondément détériorées. D’autre part, grâce a des témoignages et recoupements, on sait que Capa a quitté la zone de combat par péniche de débarquement à 7h47, entièrement trempé. Une donnée conforme au contexte que l’on connait mais aussi à l’autobiographie officielle du photographe de la série Slightly Out Of Focus. Arrivé avec la première vague à 6h30, il serait resté une heure et demie avant d’évacué la plage du débarquement. Or, selon Coleman, cette donnée autobiographie relève du roman cinématographique. Les faits sont indubitables : c’est avec la deuxième vague – arrivée entre 7h20 et 7h40 – queCapa débarque sur la plage d’Omaha. Ce qui signifie qu’il est resté entre 7 et 27 minutes sur la plage de Omaha Beach ; d’où seulement une dizaine de photos pris avec son petit appareil argentique.
Au final, Robert Capa n’aurait donc vraisemblablement jamais pris que les 11 photos qui constituent la série Slightly out of focus, témoignage direct du sacrifice des forces alliées pour la libération de l’Europe. Il aurait paniqué, pris peur pour sa vie devant le déferlement de violence et de morts. Le cas échéant, qui peut le blâmer ? Ce n’est d’ailleurs pas l’objectif de cette incroyable enquête. Du reste, Robert Capa a eu, comme pour ses autres couvertures de guerres, le courage d’y aller, le courage d’affronter le danger avec comme arme son seul objectif. Il a sans doute été rattrapé par des sentiments humains, comme l’extrême majorité l’aurait fait dans de telles conditions – combien, sur le front des guerres, de timides se révèlent des héros et de grandes-gueules des couards ?! Capa était déjà une référence dans le journalisme de guerre, et il avait bravé encore une fois la peur afin de couvrir cet événement et offrir à l’humanité ces images. Certes, pourquoi alors mentir de telle sorte et pendant de si longues années ?
RObert Capa était déjà considéré comme le « meilleur photographe de guerre du monde ». Il ne pouvait que réussir et on attendait ainsi de lui des dizaines de photos pour témoigner du conflit. Pourtant comme le dit Coleman : Capa « n’a pas réussi à remplir l’engagement qui l’a amené ici et a échoué à sa réputation de meilleur photographe de conflit ». Il fallait donc sauver le soldat Capadont l’image aurait été entachée si le monde avait su qu’il avait alors reculé par peur. Il est ainsi plus facile de blâmer un laborantin qui aurait ruiné de géniales photos. Une destruction qui donne, a fortiori, encore plus de valeur aux photos restantes, « rescapées ». Cela a créé une aura héroïco-mystique autour de ces photos.
Mais il en allait aussi de la réputation du magazine LIFE pour lequel travaillait RobertCapa. En effet, la rédaction a sans doute été désappointée par le faible nombre d’images et leur qualité médiocre. Il fallait donc une version qui encense Capa mais qui protège aussi le journal lui-même. L’histoire racontée est romanesque et héroïque. Elle pourrait être parfaitement vendable à Hollywood.
Mais la raison pour laquelle l’autre version des faits n’a jamais été éventée tient aussi à des intérêts pragmatiques. Ainsi l’histoire a priori mythifiée a sérieusement servi les deux agences fondées par Capa : Magnum tout d’abord, qui fonde sa légende dessus, mais aussi l’ICP fondée par son propre frère. Personne n’avait intérêt à remettre en question la « version officielle » de l’histoire. Un storytelling de main de maître qui aurait permis à une histoire romancée de devenir légende.
Pour leur travail d’enquête autour de la véritable histoire de Robert Capa le 6 juin 1944, A.D Coleman, J. Ross Baughman, Rob McElroy ont reçu le prix Sigma Delta Chi 2014 (SDX) de la part de la Society of Professional Journalists (SPJ).