Seul l’espoir apaise la douleur, publié aux éditions Flammarion, est le témoignage sans détour de Simone Veil, rescapée du camp d’Auschwitz, devenue magistrate et femme d’État française. Dès son arrestation à Nice au printemps 1944, alors qu’elle n’a que 16 ans, elle devient un numéro parmi tant d’autres pendant 18 mois… Elle raconte la réalité de l’enfer vécu, mais aussi sa libération à l’été 1945, son retour à la vie normale et, par la suite, son engagement politique…
On connaît la célèbre injonction du prophète Isaïe (21-11) : « Veilleur, où en est la nuit ? » Qui se dit dans ce langage poétique du plus bel hébreu : Chomer ma-milaïlah ; à quoi le veilleur répond et avertit : « Le matin vient, et puis la nuit ». Et avec elle le brouillard, Nacht und Nebel, on se rappelle le film emblématique, en 1956, d’Alain Resnais, Nuit et brouillard (du nom du décret des nazis, de décembre 1941 qualifiant le destin de la déportation : partir dans la nuit, disparaître dans le brouillard), et cette phrase de Jean Cayrol, le scénariste ─ résistant déporté à Mathausen ─, qui commente la photo des chambres à gaz : « Qui de nous veille de cet étrange observatoire, pour nous avertir de la venue des nouveaux bourreaux ? » Si l’immense mérite de ce film fut d’apporter un témoignage et des images que ne pourrait plus contester aucun négationniste, il avait un défaut, celui de ne pas caractériser la Shoah pour ce qu’elle fut : la tentative d’extermination, systématique et scientifique, de gens qu’on appelait « Juifs », avec ce que d’implacable avait cette identité idéologisée, au grand malheur de personnes qui, souvent, n’avaient qu’un rapport lointain avec ce qu’on appelle la religion ou la tradition juive ─ et l’on vit même des curés et des bonnes sœurs précipités dans les fours crématoires.
Simone Jacob, du printemps 1944 à l’été 1945, perdit son identité pour n’être plus qu’un numéro de matricule tatoué sur son bras, ce Questo dont parla Primo Levi (Se questo è un uomo), cette chose impersonnelle : 78651.
En mai 2006, la Fondation pour la Mémoire de la Shoah et l’INA (Institut National de l’Audiovisuel) ont demandé à Simone Veil, qui fut déportée le 13 avril 1944, avec sa mère et sa sœur par le convoi 71 à destination d’Auschwitz, de dérouler le fil de sa vie. Et d’évoquer, en particulier, ce que fut sa déportation, entre ses seize ans et demi et ses dix-huit ans. De dire son engagement pour la mémoire, et que nul n’oublie, afin que la nuit ne succède pas au matin, et la mort ignominieuse aux promesses de la vie. Car, pour elle, « Seul l’espoir que la Shoah ne sera pas oubliée apaise la douleur ».
Quelle culpabilité juive pouvait être la sienne ? On sait que, disons deux millénaires durant, et jusqu’à Vatican 2, les Juifs furent jugés collectivement coupables de la mort de Jésus, pourtant un des leurs. Aussi d’emblée, elle définit ses parents (André Jacob et Yvonne Steinmetz, tous deux morts en déportation) comme « des gens tout à fait laïcs » :
« Pour mes parents, la religion n’existait pas, enfin leur attachement au judaïsme n’était pas du tout lié à la religion. Et j’insiste sur cet attachement parce que, en même temps, c’étaient des Juifs qui se reconnaissaient comme tels. »
Très bizarrement, et alors qu’en regardant en arrière, dans son enfance, elle déclare « je ne savais pas ce que c’était, être juive », elle découvre cette improbable appartenance à l’âge le plus tendre, alors qu’elle a 4 ou 5 ans, et voilà qu’une camarade du jardin d’enfants lui lance, sans trop savoir pourquoi : « Tu es juive, ta mère mourra brûlée en enfer ». Et là, à ce souvenir si lointain, Simone Veil marque un temps d’arrêt, stupéfaction et émotion : « C’est un souvenir qui m’a… », et elle n’en dit pas plus. Sa mère, dont elle nous dit qu’elle était si belle et dont elle dresse un portrait de femme d’une extrême dignité, forte et généreuse dans les pires tourments concentrationnaires ─ « une femme vraiment capable de donner son pain quand elle était en déportation », dit-elle ─, mourra du typhus au tout dernier moment de la libération des camps.
Mais nous la voyons, d’abord, heureuse à Nice, où elle est née, où est sa maison, et à la Ciotat dans la petite villa que son père, architecte, a bâtie, et où elle mène une petite vie bourgeoise, faite de confort, de lectures, d’amitiés. Vient soudain l’occupation, et ces Italiens qui l’amusent plus qu’ils ne l’effraient ─ « on riait de leur casque avec des plumes de coq ». Par la suite, elle apprendra de ces Italiens « moins diabolisés » qu’ils auront, quand même, déporté 8600 Juifs (on a en mémoire Le Jardin des Finzi-Contini, ce roman de Giorgio Bassano dont Vittorio de Sica a tiré en 1970 un grand film en donnant à Dominique Sanda son plus beau rôle au cinéma).
Sauf qu’en septembre 1943 les Italiens capitulent et laissent la ville aux Allemands et au sinistre Alois Brunner qui arrête les Juifs à tout-va. Simone, en classe terminale, se voit fermer la porte du lycée d’où les Juifs sont exclus, mais va trouver refuge chez une agrégée des lettres qui, la sachant en danger, l’héberge ; sa sœur Milou trouve pareillement refuge chez son ancien professeur de physique-chimie, tandis que ses parents se cachent chez un ami dessinateur du cabinet d’architecte d’André Jacob. C’est de cette solidarité-là que Simone Veil se souvient, et de tant de Français qui ont secouru les Juifs, aussi dit-elle son désaccord avec la thèse du film Le Chagrin et la Pitié (1971), montrant à tort une France très largement collaborationniste. Les Jacob ont beau s’appeler désormais Jacquier, les faux-papiers ne trompent pas les limiers de la Gestapo. Seule Denise, la sœur aînée, partie très tôt au maquis, échappera à la déportation des Juifs (mais elle sera, quand même, déportée à Ravensbrück, en tant que résistante) qui touche les deux autres sœurs et sa mère, tandis que le frère et le père partiront dans un autre convoi pour disparaître quelque part dans un camp des pays baltes. Simone ne saura jamais ce qu’ils sont devenus.
Voilà les trois femmes détenues à l’hôtel Excelsior, de Nice, et Simone dont la famille est alsacienne, se souvient de ce jeune SS « un Alsacien qui était très gentil », en rappelant que beaucoup de jeunes Alsaciens avaient été enrôlés de force dans l’armée allemande. Mais le pire est à venir. « On n’imagine pas », s’écrie-t-elle en abordant le voyage dans ce wagon à bestiaux qui les mène de Drancy à Auschwitz. « On dit qu’on va à Pitchipoï », dit-elle en se rappelant ce mot yiddish qui signifie un monde imaginaire et que les futurs déportés utilisaient pour désigner leur destination inconnue en Allemagne, vers l’est. Et la voilà partie de Drancy le 13 avril 1944 dans le convoi 71 qui transporte 1480 personnes. Non, on n’imagine pas…
« C’était au milieu de la nuit… Les portières s’ouvrent puisque ce sont des wagons à bestiaux, des gens en pyjama rayé se précipitent, nous font sortir très vite. Des aboiements de chiens. Cet éclairage très dur… »
Et là, Simone connaîtra deux chances : d’abord ce soi-disant bagnard, un Français, qui, alors qu’elle lui dit avoir seize ans et demi, lui conseille : « Dites que vous avez dix-huit ans », car c’est, en somme, l’âge légal pour travailler, vu la banderole (monstrueusement ironique) du camp : Arbeit macht frei (« Le travail rend libre »).
La seconde chance tient à l’incroyable beauté de cette jeune fille brune aux yeux verts, que remarque, une Kapo qui contrôle les départs et les arrivées et qui, la voyant, elle toute bronzée de son printemps niçois, avec une assez bonne mine et n’ayant pas eu, autre atout, le crâne rasé, lui dit : « Tu es trop jolie pour mourir ici ». Et elle va s’occuper de la placer à un endroit moins terrible, au camp de Bobrek, à quelques kilomètres de Birkenau, où elle pourra travailler et manger : « Je veux faire quelque chose pour toi » devient le sésame de sa survie. C’est une des choses qu’elle n’oublie pas, non plus que le nom, Stenia, de cette femme ─ une ancienne prostituée ─ qui la sauve, elle, sa sœur et sa mère ; car par la volonté têtue et la force morale de la petite Simone qui déclare tout de go qu’elle ne se séparera d’elles en aucun cas, elle obtient ce passe-droit.
La force de caractère que Simone Veil manifestera au retour, notamment comme promotrice de la loi sur l’avortement, et ensuite comme artisan acharné de l’union européenne, apparaît là au milieu de l’horreur des camps, quand, par exemple, dans la terrible « marche de la mort » de 70 kilomètres, de Bobrek à Auschwitz, puis Gleiwitz, dans le froid et la neige sous la poussée des Allemands évacuant le temps devant l’avancée des Alliés, elle voit sa mère si malade et faible à laquelle quelqu’un s’accroche pour s’aider à avancer, à qui elle lance : « Ou tu peux marcher et tu marches, mais tu n’entraînes pas Maman dans ta chute ». Simone Veil, chaque fois qu’elle parlait de sa mère, disait toujours « Maman ». De même plus tard, lorsqu’elle défend contre les harpies sa sœur malade et se montre brutale envers l’une des détenues à Bergen-Belsen : « Je les défendais comme… comme une tigresse », note-t-elle.
Et le retour à la vie. Elle pèse alors, dit-elle, entre 30 et 35 kilos. Sa mère vient de mourir, son père et son frère ne reviendront pas. Elle puise dans toutes ces épreuves qu’elle a su ou pu surmonter, une force étonnante qui lui fait, tout de suite, alors qu’elle apprend enfin qu’elle a été reçue au bac à Nice (le résultat lui avait échappé), entreprendre des études supérieures: droit et sciences politiques ─ et c’est à l’IEP qu’elle rencontre Antoine Veil qui deviendra son mari. On connaît la suite. Magistrate, fonctionnaire régissant le système carcéral avec humanisme ─ qui s’en étonne ? ─, ministre, députée européenne, présidente du Parlement européen. Mais elle gardera très vive la mémoire de son internement, et avec sa meilleure amie, Marceline Rosenberg (devenue plus tard Marceline Loridan-Ivens) qui faisait partie du même convoi 71 et avec qui elle partagea son châlit dans les camps, elle ne cessera sa vie durant de revivre le calvaire concentrationnaire, en en tirant une incroyable force de survie qui fit d’elle, par son action politique et sociale, une des figures majeures de l’Europe.
Au retour, aucune ne parle. Qui pourrait les croire ? Qui le voudrait ? Simone rappelle même cet homme, à la Fédération nationale des déportés résistants qui, apercevant son bras tatoué, s’étonne et ricane : « Ah ah, on croyait qu’ils étaient tous morts ! » où elle comprend qu’elle vient de se faire traiter, dit-elle, de « sale Juive ». Une chape de silence tombe sur cette première génération de déportés. Il faudra des années, une, deux, voire trois décennies pour que les langues se délient. Et Simone Veil qui défend en 1974 au parlement sa loi sur l’IVG (interruption volontaire de grossesse) se voit interpeller par un député qui lui lance cette phrase ahurissante : « Ce que vous faites, c’est comme ces bébés qu’on a jetés dans les crématoires, c’est ce que vous faites avec ces fœtus » ; la France entière découvre alors le passé concentrationnaire de la ministre de Giscard : trente ans se sont écoulés depuis l’arrestation de la petite Simone Jacob à Nice.
Mais il faut parler, il faut dire l’horreur, malgré tout, et c’est ce que feront avec elle ses compagnes des camps que furent Marceline Loridan-Ivens (Et tu n’es pas revenu, Grasset, 2015), Anne-Lise Stern (Le Savoir-Déporté : Camps, histoire, psychanalyse, Seuil, 2004) et Ginette Kolinka (Retour à Birkenau, Grasset, 2019), Et puis, bien sûr, l’ouvrage que Simone Veil publia un an après cet entretien de l’INA : Une vie (Stock, 2007). Et, dans cet entretien de 2006, elle dit vouloir « faire tomber le mur du silence » :
« Peut-être que, pour moi, ce qu’il est important de dire et de redire, c’est combien, lorsque nous étions au camp, pour chacune d’entre nous, il était important d’espérer, de penser que certaines rentreraient et parleraient, et témoigneraient. »
Car pour elle, rescapée d’Auschwitz, c’est moins d’un devoir de mémoire qu’il s’agit ─ elle n’est malheureusement pas en dette vis-à-vis de sa mémoire si douloureuse ─ que de ce qu’elle appelle « un devoir de transmission ». Et elle martèle dans ce témoignage : « Il faut qu’on sache, il faut qu’on sache comment ça s’est passé, il faut qu’on sache tout ».
Ce livre, ce témoignage inédit, qui paraît cinq ans après sa disparition, obéit à cette injonction, dont l’urgence paraît d’autant plus forte que les chiffres de l’antisémitisme et du racisme ─ de l’exclusion sous toutes ses formes ─ sont en constante augmentation. Et voilà ce livre qui nous broie le cœur, et cette phrase testamentaire de Simone Veil, cet aveu : « Les années qui passent n’apaisent pas la douleur ». Reste cet espoir qu’elle, artisan de la première heure de la réconciliation franco-allemande, formule au dernier chapitre de cet entretien : « L’avenir, l’Europe » et cet envoi ultime : « Il faut savoir faire des concessions, des sacrifices, quelque chose de dur, même, affectivement, si on veut que les jeunes aient un avenir qui ne soit pas obéré dès le départ par des rancœurs, des haines, des désirs de revanche et de vengeance. »
Dans la nuit de lecture qu’autorise ce livre, surmontant le spectacle de l’horreur et de la folie meurtrière, c’est ce message d’espoir, de réconciliation de l’Europe et de la paix universelle que nous retenons, dans la beauté et la bonté immenses du visage de Simone.
Simone Veil, Seul l’espoir apaise la douleur, préface de Jean et Pierre-François Veil, avant-propos de Dominique Missika, éditions Flammarion, 222 pages, 19 €. Parution : 19 octobre 2022
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