Editions At Play est né en février 2016. Après Google Art Project, un service permettant de visiter virtuellement certains musées, le géant de Mountain View lance, avec Visual Editions, une maison d’édition de littérature numérique. Editions At Play est né en février dernier et compte à ce jour deux publications. Le gourmand Google se prendrait-il pour Gallimard ou Grove Press ? Le googlisme est-il oui ou non une avant-garde ?
DU GOOGLISME EN LITTÉRATURE

Google se lance dans la littérature. Sera-t-elle, ou est-elle déjà une avant-garde ? Pourra-t-on parler de googlisme, mais comme mouvement et phénomène littéraire, au même titre que le modernisme, le surréalisme ou le lettrisme ? Un spectre hante le monde : le spectre du googlisme ? Non, pour la bonne et simple raison, esthétique et philologique, que le terme en lui-même s’apparente fortement à celui d’une pâtisserie alsacienne (la rédaction tient néanmoins à préciser qu’elle n’a rien contre l’excellent kouglof).


Rien de nouveau sous le soleil, Éditions At Play le confesse volontiers lui-même : « Les livres numériques dynamiques – connus aussi sous le nom de littérature électronique – sont en ligne depuis le début d’internet. La littérature numérique est un secteur en croissance et on dénombre de nombreuses applications pour IPad publiées récemment sous la forme de livres qui explorent le potentiel d’utilisation uniquement numérique des romans ». Petite nuance, cependant : si la littérature électronique existe depuis la fin des années 90, Google Editions At Play entend innover sur trois points : « introduire une nouvelle écriture numérique », insister sur un « superbe design », pour « une nouvelle audience ».
Editions At Play a annoncé quatre publications pour la première moitié de l’année 2016. Pour l’instant, deux livres numériques sont disponibles. Entrances & Exits, de Reif Larsen, utilise la technologie de Google Street View pour bâtir une histoire d’amour. The Truth About Cats & Dogs réunit le poète Sam Rivière et le romancier Joe Dunthorne pour un travail minimaliste sur le journal intime. Google At Play se refuse à dénigrer ce qu’il appelle le livre ordinaire ou habituel. Au contraire, ils disent « aimer le livre ordinaire » et « la lecture ». Visual Editions, à l’origine du projet avec Google Creative Lab, est par ailleurs une maison d’édition londonienne qui fabrique des objets somptueux et visuels, par exemple son Don Quixote. Editions At Play propose aussi de publier vos idées de livre : actuellement, six romans restent à l’état de germe sur le site.
LA LITTÉRATURE NUMÉRIQUE
Pour prendre acte de ce phénomène, il s’agit de comprendre pleinement ce qu’est la littérature numérique. En France, Serge Bouchardon demeure l’un des grands spécialistes en la matière : professeur des universités en sciences de l’information et de la communication à l’université de Technologie de Compiègne, il a notamment publié La valeur heuristique de la littérature numérique. Il est également l’auteur d’œuvres numériques et membre du collectif i-trace. Comme il l’a précisé dans une entrevue accordée aux Fictions Augmentées, « Il faut sans doute distinguer la littérature numérisée (une littérature qui pourrait être également imprimée) et la littérature numérique (une littérature qui ne peut être reçue et agie que sur un support numérique), même si la frontière est poreuse ». Cette littérature numérique, que Google et Visual Editions entendent exploiter, comporte de nombreux genres. Il n’existe pas une littérature numérique, mais plusieurs. La littérature dite hypertextuelle, par exemple, utilise le système de liens hypertextuels pour bousculer la non-linéarité du récit et de sa lecture. S’il est une chose primordiale à comprendre sur la littérature numérique, ce serait qu’elle réalise, ou tente de réaliser, dans le temps et par la technologie des fantasmes anciens ou modernes de la littérature. Parmi ces fantasmes, citons la non-linéarité, la participation active du lecteur ou encore la transdisciplinarité. Voyons ce que Serge Bouchardon nous en dit :
La littérature numérique réactive en effet – sans forcément les « réaliser » – certains fantasmes. Vous citez l’exemple de la non-linéarité. L’écriture de récits non linéaires a souvent fasciné les écrivains. On peut penser à Tristram Shandy (1760) de Laurence Sterne. […] Sur un support numérique, cette non-linéarité peut être programmée et automatisée avec des hyperliens. Un récit hypertextuel sur ordinateur propose ainsi une lecture non linéaire de fragments reliés par des liens. La navigation hypertextuelle permet à chaque lecteur de suivre un parcours unique au sein d’un même récit. Si de nombreux récits ont tenté de rompre avec la linéarité, le numérique propose en soi, intrinsèquement, un système délinéarisé. D’emblée le système est hypertextuel avant d’être textuel ; il s’agit d’une hypertextualité qui peut s’aborder localement comme une textualité. En cela, le support numérique, s’il est toujours à resituer dans la continuité d’une histoire des supports de l’écrit, propose une forme de « passage à la limite ».

Google et sa maison d’édition n’hésitent pas à le dire : ils ne sont pas les premiers à publier des livres numériques. Ils consacrent une page entière à présenter d’autres livres. On retrouve notamment Eli Horowitz, un des grands noms en la matière. Ou encore Tender Claws. En France, la relation au numérique demeure frileuse. Bien que ces chiffres affichent une nette progression chaque année, le marché de l’édition numérique en 2014 représentait 6,4 % du chiffre d’affaires des ventes de livres des éditeurs. En 2013, aux États-Unis, ce chiffre s’élevait à 27 %. D’ailleurs, aucune traduction française ne semble actuellement prévue pour les quatre livres numériques de Google qui sortiront en 2016. François Bon tente, depuis 1996, de donner une image positive de la littérature à l’heure du web. Il a fait paraître un essai à ce sujet, Après le livre. Il a également créé les sites Nerval.fr et Tierslivre.net. Il a surtout fondé la maison d’édition numérique Publie.net.
Le numérique ferait-il peur ? En tout cas, il suscite quelques critiques. La nostalgie des ouvrages encore non massicotés n’explique pas tout. Le traditionnel argument de « l’odeur de l’encre et du papier » non plus. Sur le web, un auteur curieusement nommé Eusèbe Ripolin a tourné en dérision certains aspects de la littérature numérique. Son livre, La Crampe à Gaz, disponible sur Apple Store, se construit sur un générateur aléatoire. Il le présente en ces termes : « roman rousselien, borgésien et oulipien totalement dépourvu de sens, généré par un automate et fondé sur l’idée que toute forme d’écriture actuelle devrait avoir comme premier but d’évacuer le sens ». Cela nous apprend quelque chose sur les critiques adressées au livre numérique : la réalisation dans le temps et par la technologie de certains fantasmes littéraires prend peut-être le risque de l’abstraction. Ce n’est du reste pas une coïncidence si Entrances and Exits, l’un des livres numériques publiés par Editions At Play, se présente comme « une histoire d’amour borgésienne à travers Google Street View ». Borges demeure clairement l’auteur de référence concernant le livre numérique. L’écrivain argentin, plus que quiconque, a rêvé d’une écriture labyrinthique, d’un dédale hypertextuel. Il a écrit le fantasme babélien d’une bibliothèque universelle. Fait intéressant : un auteur new-yorkais, Jonathan Basile, a monté en 2015 le site Library of Babel qui réalise par un algorithme le rêve littéraire de la nouvelle de Borges. La dénonciation d’Eusèbe Ripolin va cependant plus loin, comme il l’explique lors d’une entrevue donnée aux Fictions Augmentées :
Ce qui est scandaleux et que je dénonce est l’institution Apple pour son système de publication d’e-books soi-disant « modéré » qui permet à tout un chacun de publier urbi et orbi à peu près n’importe quoi, donc de contribuer à la dégradation du sens. Ils prétendent que tous les projets sont examinés avant d’être publiés, ce qui est vraisemblablement et partiellement faux. Je présume que la même expérience et la même dénonciation pourraient être effectuées sur d’autres plateformes de publication électronique. Je vous signale à toutes fins utiles que je suis allé encore plus loin en publiant sous le même pseudonyme et dans la même collection un second ouvrage intitulé Le Livre blanc comportant 128 pages absolument vierges et qu’il est toujours en ligne.
GOOGLE EST-IL VISIONNAIRE ?

Google se voudrait visionnaire. Les services proposés, notamment par le Google Creative Lab, dénote la relation structurelle qu’entretient le capitalisme cognitif, dont l’entreprise est un modèle parfait, et la notion d’avant-garde. Rien que sur le management, Google cherche à tout prix l’innovation : ses ingénieurs sont invités à consacrer 20 % de leurs temps de travail à des projets personnels. Comme l’explique Bernard Girard lors d’une entrevue accordée à Multitudes, « elle permet ensuite, et surtout, de mobiliser l’imagination de ses ingénieurs ». La question concernant cette initiative éditoriale serait alors la suivante : Google est-il visionnaire en investissant dans la littérature numérique ?

La création des Editions At Play constitue probablement un symptôme de l’expansion de la littérature numérique. En somme, la question revient à savoir si cette littérature possède oui ou non l’avenir que certains lui refusent, mais que d’autres lui promettent. Pour aller plus loin, on pourrait même se demander : la littérature numérique est-elle une littérature ? Sur ce point, à chacun son propre jugement. Nous prendrons, pour aborder le sujet, trois exemples : un récit sur Google Street View d’Olivier Hodasava, le cas de Proust et du modernisme et enfin l’iconophobie de Gustave Flaubert.

La littérature doit-elle vraiment être augmentée ? On cite souvent les écrivains modernistes, de Proust à Joyce en passant par Musil, lorsqu’il s’agit de noter des innovations littéraires incroyables. Le nivellement du temps et la foliation des sentiments à l’œuvre dans la phrase de Proust stratifie son écriture, mais sur un mode continuel, sur le seul régime de l’écriture. La transdisciplinarité, souvent à l’œuvre dans la littérature numérique, s’offre sur un mode discontinu. L’œil s’y éparpille. Le risque demeure l’éclatement. Quant à la collaboration, par exemple dans le cas de The Truth about cats and dogs, elle évacue le travail solitaire de l’écrivain. Mais sur ce point, après tout, la littérature numérique n’a pas inventé le collectif ou l’écriture à quatre mains. « La pensée mise en commun est une pensée commune », disait Léo Ferré dans Préface. La question reste posée.
La littérature, appelons-la traditionnelle, paradoxalement, demeure plus virtuelle que la littérature dite numérique. Virtuel au sens d’être en puissance. Flaubert ne voulait pas que l’on représente son héroïne Emma Bovary. Il écrit le 12 juin 1862 :
Jamais, moi vivant, on ne m’illustrera, parce que la plus belle description littéraire est dévorée par le plus piètre dessin. Du moment qu’un type est fixé par le crayon, il perd ce caractère de généralité, cette concordance avec mille objets connus qui font dire au lecteur : « J’ai vu cela » ou « Cela doit être ». Une femme dessinée ressemble à une femme, voilà tout. L’idée est dès lors fermée, complète, et toutes les phrases sont inutiles. Tandis qu’une femme écrite fait rêver à mille femmes.

Par ordre d’apparition dans le texte, les ouvrages, articles ou sites web cités.
Le site Google Editions At Play
Jean-Noël Anderruthy est notamment l’auteur de Google est à vous : Tout sur la recherche avancée et les services en ligne, aux éditions ENI. Ce livre dispose notamment d’un important lexique Google.
Les citations qui suivent ont fait l’objet d’une traduction de la part du journaliste. La version originale est consultable à cette adresse.
Pour voir le travail universitaire et littéraire de Serge Bouchardon et l’entrevue accordée aux Fictions Augmentées
La valeur heuristique de la littérature numérique, Serge Bouchardon, Editions Hermann, janvier 2014, 344 pages, 32 € .
La conférence de Roger Chartier sur Don Quichotte et l’imprimerie.
La Crampe à gaz, d’Eusèbe Ripolin et l’entrevue donnée aux Fictions Augmentées
Éclats d’Amérique (Chronique d’un voyage virtuel), Olivier Hodasava, Éditions Incultes, 2014, 16 €.


