Voilà plus de dix ans que la chanteuse Sarah Lenka met à l’honneur le répertoire des grandes interprètes jazz telles que Billie Holiday et Bessie Smith. Son quatrième album, Women’s Legacy, à paraître le 22 février prochain, est un hommage aux femmes esclaves afro-américaines.
Depuis maintenant une douzaine d’années, la chanteuse parisienne Sarah Lenka fait son chemin avec succès dans le champ du jazz. Après avoir initialement envisagé des études aux Beaux Arts, elle se décide finalement pour une carrière musicale et quitte alors Paris pour s’installer provisoirement à Londres. Dans la capitale anglaise, elle suit une formation en école de musique et intègre plusieurs groupes de folk et de trip-hop. Mais c’est sa rencontre avec un contrebassiste américain de jazz puis sa découverte du répertoire de la grande Billie Holiday qui l’amènent plus tard à se réorienter vers ce style.
De retour à Paris, elle entame sa nouvelle carrière jazzistique sur les planches du Sunset-Sunside Jazz Club de Paris. À la suite à son succès au festival d’Enghien en 2007, elle reçoit de la SACEM le prix de la meilleure révélation vocale. S’ensuit, en 2008, la sortie de son premier album Am I Blue, paru chez E-Motive Records.
Dès le début de cette aventure musicale, elle a tenu à rendre hommage aux grandes artistes qu’elle admire et dont les histoires personnelles, pleines de vie comme de tourments, sont pour elle une formidable source d’inspiration. Après s’être intéressée à Billie Holiday, elle remet en lumière le répertoire de la célèbre chanteuse blues Bessie Smith dans son troisième album, I Don’t Dress Fine, sorti en 2016 chez Jazz&People. Fidèle à sa démarche, elle sort le 22 février prochain, chez Musique Sauvage, son quatrième album, Women’s Legacy, un hommage explicite aux femmes afro-américaines ayant subi l’esclavage jusqu’au milieu du XIXe siècle.
La chanson « Ain’t Gonna Let Nobody Turn » ouvre l’album et plante immédiatement son décor. Connu comme l’un des hymnes du mouvement Civil Rights des années 1960, ce chant donne directement le ton de résistance que les Afro-Américains, jadis réduits à l’esclavage, puis soumis à la ségrégation, ont voulu, d’une façon ou d’une autre, opposer à leur asservissement. Parallèlement à une mélodie vocale et des parties de chœurs assurées par Sarah Lenka, cette chanson se construit autour d’une rythmique de syncope swing, ainsi que des accords plaqués à la guitare sèche et un claquement de mains qui marquent le backbeat, l’accentuation du 2e et 4e temps de la mesure binaire, un procédé récurrent dans les musiques populaires afro-américaines. Les représentations sonores de l’esclavage sont immédiatement convoquées et hantent d’ailleurs la plupart des titres. Tout l’album est traversé par un bruit métallique et parfois percussif, qui n’est pas sans rappeler celui des chaînes qui entravaient les anciens esclaves, ou les coups de pioches assénés par les forçats des chain gangs dans les pénitenciers pour Afro-Américains. C’est notamment ce que l’on peut entendre dans « Diamond Joe » ou encore dans « It Happened », dont les paroles font explicitement référence à ces mêmes chaînes.
En premier lieu, c’est la voix de Sarah Lenka qui retient l’attention. Généralement nasillarde et éraillée, elle pourrait rappeler, dans un autre registre, le timbre de chanteuses comme Duffy ou encore Selah Sue. Mais sur d’autres titres, comme « O Lord » et « No More My Lawd », elle se fait plus douce et claire, laissant même entendre un léger et charmant vibrato. Elle peut traduire aussi une expression très intense, par exemple dans « Trouble So Hard » ou sur « Oh Death ». La chanteuse y révèle une réelle portée émotionnelle et une sensibilité particulière qui permet de donner un second souffle à ces chansons. Elles qui exprimaient les souffrances subies par les femmes esclaves et une forme d’évasion et de résistance à la dureté de leur condition. Elles menaient parfois même une lutte contre la mort comme en témoigne « Oh Death », dont les paroles résonnent comme un affront à la grande faucheuse.
La plupart de ces chansons nous sont parvenues sous la forme d’enregistrements a capella, réalisés pendant les années 1930 par les musicologues américains John et Alan Lomax. Même si l’histoire a surtout retenu des noms d’interprètes masculins comme Leadbelly, il n’en reste pas moins que les femmes ont occupé une place très importante parmi les descendants d’esclaves ayant popularisé ces mélodies. Les titres « Riding In A Buggy » et « Another Man Done Gone », par exemple, furent mis en lumière par la voix de Vera Hall, sans doute l’une des interprètes les plus célèbres des enregistrements des Lomax.
Par ailleurs, la nature a capella et souvent monodique de ces chants de tradition orale donne le champ libre à des instrumentations diverses et variées dans plusieurs versions, au fil des époques. Ainsi dans Women’s Legacy, leurs arrangements retranscrivent des ambiances différentes et parfois contrastées. Parmi eux figure le fameux « Black Betty », qui avait fait l’objet de plusieurs versions, dont une interprétation guitare/voix d’Odetta sur son album Odetta Sings of Many Things de 1964, avant sa reprise la plus célèbre et controversée en 1977 par le groupe Ram Jam. Dans l’album de Sarah Lenka, ce chant de travail est revisité sous un accompagnement instrumental aux contours presque expérimentaux au niveau du timbre, ainsi qu’à l’harmonie parfois dissonante et tendue lors des interventions du pianiste Công Minh Pham. Dans le même temps, sa dimension répétitive accentuée par la contrebasse de Manuel Marchès et le jeu de percussions lui confère également un aspect quasi tribal. On retrouve d’ailleurs une tension similaire dans « Trouble So Hard », autre chant immortalisé par Vera Hall au début du XXe siècle.
Si l’esthétique musicale de Sarah Lenka et ses musiciens est souvent désignée comme appartenant au jazz, elle dévoile cependant d’autres influences extérieures. Dans les entraînants « Prettiest Train » et « Oh Death », le jeu subtil du guitariste Taofik Fara a notamment recours à des décalages rythmiques communs avec la bossa nova brésilienne. Dans « Wave The Ocean, Wave The Sea », son fingerpicking et son jeu en arpèges évoquent plutôt les musiques folk dont l’histoire rejoint celle des chants mis à l’honneur dans cet album. De plus, on peut également entendre au milieu de la chanson « Trouble So Hard » des glissandi sur des sons électroniques joués au synthétiseur. Quant aux structures des mélodies vocales de Sarah Lenka dans des chansons comme « The Story of Barbara Allen », elles rappellent que certains de ces titres sont des chansons traditionnelles irlandaises qui furent l’objet d’interprétations personnalisées et inspirées de certains esclaves afro-Américains.
C’est donc cet héritage complexe et douloureux que Sarah Lenka célèbre à sa façon, honorant la mémoire de ces femmes esclaves, à l’instar de Joan Baez ou plus récemment de Rhiannon Giddens. Sa voix singulière et le soutien instrumental de ses musiciens semblent respecter la fonction première de ces chants. Ces derniers parviennent tantôt à animer l’âme, tantôt l’apaiser pendant un temps. Et si la période de l’esclavage est désormais révolue, il est certain que les histoires décrites dans ces chansons continuent de résonner avec beaucoup d’intensité. Une mémoire qui n’est pas prête de s’éteindre…
L’album Women’s Legacy de Sarah Lenka sortira le 22 février prochain chez Musique Sauvage.