Paru aux Éditions Sarbacane en avril 2025, la bande dessinée contemporaine Krimi a captivé notre rédaction. Signé par le scénariste Thibault Vermot et le dessinateur Alex W. Inker, ce roman graphique ambitieux et virtuose revisite l’Allemagne de l’entre-deux-guerres à travers un dispositif narratif d’une rare densité, porté par une esthétique cinématographique assumée. Krimi, c’est le frisson du polar allemand, l’ombre portée du nazisme, la question du mal – et une mise en abyme vertigineuse autour de la figure du cinéaste Fritz Lang.
Une grande artère du Berlin interlope de l’entre-deux-guerres, à la nuit tombante. Un homme à la stature imposante s’approche de Fritz Lang et l’apostrophe. Il s’agit de l’inspecteur Lohmann qui avait enquêté sur la mort suspecte de la femme du cinéaste, sept ans plus tôt. L’inspecteur insiste pour offrir une bière à Lang. Une fois attablé, le policier lui explique qu’il travaille sur une effroyable enquête dont il aimerait que le réalisateur s’inspire pour son prochain film : il s’agit de l’affaire dite du « vampire de Düsseldorf », un assassin qui tue et mutile de façon atroce ses victimes féminines avec des ciseaux, terrorisant – tout en la fascinant – la population allemande. Après l’accueil critique mitigé de La Femme sur la lune, Fritz Lang est en perte d’inspiration et de confiance. L’idée de tourner un film sur le criminel fait peu à peu son chemin et Lohmann, dans un pacte faustien, emmène Lang sur les scènes de crime, dans les lieux les plus sombres de la capitale…
Un récit ténébreux à la croisée du fait divers et de la fiction historique
Nous sommes en 1930, dans le Berlin interlope des boîtes de nuit décadentes, des ruelles sinueuses, des têtes rasées et des pulsions meurtrières. Une série de crimes sanglants secoue la capitale. L’inspector (en chef) Lohman, figure forte, épaisse, rugueuse hantée, fait appel à un certain cinématographe plébiscité du nom de Fritz Lang pour sonder, par le biais de l’image, la noirceur de l’âme humaine. Le projet : adapter au cinéma l’histoire réelle du « boucher de Düsseldorf », autrement dit Peter Kürten, célèbre tueur en série.
Ce jeu de miroir entre réel et fiction – Lang réalisera M le Maudit l’année suivante – constitue l’ossature du récit. Mais Thibault Vermot ne se contente pas de dérouler une biographie. Il orchestre une construction complexe où chaque planche ajoute un niveau de lecture, mêlant reconstitution historique, thriller psychologique, réflexion sur l’image et ses puissances, et interrogation métaphysique sur la fascination qu’exerce le mal. Sans oublier des détails graphiques liés à cocaïne, mais aussi les errements de la calligraphie Fraktur, deutsche Schrift et Sütterlinschrift.
Une symphonie graphique au noir et blanc charbonneux
Le trait de Alex W. Inker, tout en encres profondes, évoque à la fois les gravures expressionnistes et les premiers films muets. Les visages sont burinés, les décors oppressants, les contrastes violents. On pense à Otto Dix, à Metropolis, à Nosferatu – mais aussi à La Soif du mal d’Orson Wells et Frank Miller, tant certaines compositions jouent du clair-obscur avec une précision millimétrée. Chaque case est un tableau, chaque page une séquence de cinéma. La mise en scène d’Inker épouse le rythme du récit avec une souplesse remarquable : plongées vertigineuses, silences étirés, fugues hallucinées… Berlin devient personnage, décor organique, théâtre d’ombres. L’édition grand format, dos toilé, papier épais, achève de conférer à l’ouvrage l’allure d’un objet d’art. Remarquables soin éditorial et respect de la matière.
Une œuvre sur le regard, l’éthique, le pouvoir de l’image
Au-delà de sa réussite formelle, Krimi interroge le rôle du créateur face à la violence. Peut-on filmer l’horreur sans en devenir complice ? L’art a-t-il le pouvoir de dompter le mal – ou en est-il le reflet ? En faisant de Fritz Lang un personnage ambigu, pris entre fascination et répulsion, Vermot et Inker proposent une réflexion troublante sur la naissance du regard moderne. Car Fritz Lang n’est pas encore le mythe du cinéma mondial ; il doute, il vacille, il flirte avec l’abîme.
Le lecteur assiste ainsi à une double enquête : celle du commissaire et celle de l’artiste. L’une vise à traquer un criminel, l’autre à percer le mystère du mal par l’esthétique. Et dans ce Berlin crépusculaire, où les slogans bruns commencent à résonner, le krimi (le mot désigne le roman policier en allemand) devient une forme de résistance – ou peut-être de prophétie.
Avec Krimi, Thibault Vermot et Alex W. Inker livrent une bande dessinée rare où la maîtrise technique le dispute à l’intelligence du propos. Les amateurs de polar, de cinéma, d’histoire et d’art graphique y trouveront une remarquable narration séquentielle, un hommage vibrant à la culture allemande de l’entre-deux-guerres et une méditation puissante sur la noirceur humaine.
