Dans L’Âge des lettres Antoine Compagnon se fait (mauvais) juge de Barthes

Après la mort de l’auteur, sa renaissance ? Roland Barthes aurait eu cent ans en novembre. Et la commémoration vire franchement à l’expansion virale. Des colloques, des tables rondes, des inédits, des biographies ! Les auteurs qui l’ont connu s’en donnent à cœur joie. Après Philippe Sollers et Hervé Guibert, qui n’avaient pas attendu la viande froide commercialisante, voilà Chantal Thomas au Seuil, en mai dernier, puis Antoine Compagnon chez Gallimard, avec L’âge des lettres.

 

À la recherche du temps perdu ?

Antoine_Compagnon
Antoine Compagnon

Antoine Compagnon, c’est pour certains, avant tout, cet universitaire soi-disant misogyne ou élitiste (dont la principale faute, hélas, est sûrement de n’avoir pas la plume de Philippe Muray qu’il cite dans son dernier texte). Ou bien l’auteur à succès des étés avec soit Montaigne soit Baudelaire. Ou, encore – attention, risque d’élitisme –, cet historien de la littérature française que tout élève en faculté de lettres vers le début des années 2000 et 2010 a dû lire, étudier ou entendre. On se souvient du Démon de la théorie, des Cinq paradoxes de la modernité, des Antimodernes, lectures ô combien stimulantes ! On a feuilleté La Seconde main, ou Le Travail de la citation, auquel en un sens, cet article rend ici un hommage dans sa forme.

Que dire, alors, de ce texte ? Témoignage ? Biographie ? Autobiographie ? Une commande, très certainement ; contrainte à laquelle Barthes avait lui-même dû se plier.

Antoine Compagnon, qui, comme Chantal Thomas, se raconte en jeune élève, admirateur et ami de celui qu’il appelait Roland, revient sur une époque, en l’occurrence, la fin des années 70, et donc la fin de vie de Roland Barthes. Le passéisme court sur plus de 150 pages, les « années VGE », les petits bleus, l’usage de la correspondance, les machines à écrire, et surtout, à toutes les pages, la lourdeur d’une onomastique inopérante, censée nous rappeler ou nous présenter ce qu’était Paris à cette période – et ce qu’il n’est plus maintenant. On y croise Robbe-Grillet, Sollers, André Téchiné, les frères Bogdanoff – bref, toute cette constellation parisienne et/ou cosmopolite qui, apparemment, gravitait autour du sémillant sémiologue. Du people, mais nostalgique ! mais intellectuel ! La démarche est grossière, les analogies ne le sont pas moins. Lorsque Compagnon nous raconte comment il remonte dans son grenier chercher les lettres de Roland Barthes et qu’il y trouve, parmi d’autres vieilleries, les œuvres de Karl Marx, on se demande si l’auteur n’est pas ironique. A-t-il vraiment cherché à produire une métaphore aussi grossière ? Est-il à ce point ignorant de l’actualité philosophique et politique ? Où entend-il nous amener à un paradoxe ?

Mythologies ?

Cherbourg-Octeville : buste de Roland Barthes par Christine Larivière.
Cherbourg-Octeville : buste de Roland Barthes par Christine Larivière.

Apprendre que Roland Barthes mangeait goulûment – on a saisi la référence… – le voir dépeint un nem à la bouche dans un resto asiatique (à l’Empire des signes sans doute). Le plaisir, sincèrement, est immense d’avoir le privilège de connaître le corps du roi. On peut s’en étonner, Roland Barthes étant après tout connu pour être l’auteur d’un classique de la recherche universitaire, La mort de l’auteur, qu’on ne présente plus. Barthes le formaliste ? Le structuraliste ? À la lecture de Compagnon, on se dit que l’immanence du texte n’existe plus. Les courtes sections se succèdent : ici Barthes au café, là Barthes aux arènes, Barthes au séminaire, Barthes à Cerisy. Lassé, mais tenu honteusement par le voyeurisme et le divertissement de tels propos, on finit par reprocher plusieurs choses à ce livre prêt-à-porter.

Tout d’abord, il déguise l’autobiographie, ou du moins l’autocongratulation, sous les apparences d’un témoignage. Car, en parlant de Barthes, Compagnon ne parle rien que de lui-même, dans un mouvement d’auto-historicisation stérile sinon prétentieux. Il égrène le nom des lieux, aujourd’hui disparus, remplacés, le nom des figures intellectuelles de cette époque, de la nôtre, le tout en feignant une sorte de culpabilité peu crédible et, surtout, un détachement presque flegmatique à l’endroit des souvenirs de leur rencontre. Antoine Compagnon, ensuite, pêche par complaisance envers son passé, son époque et lui-même qu’il serait inutile de taxer de jacobinisme ou d’élitisme. La pauvreté de ce texte réside simplement dans son absence de propos et de réflexions. On sent à la lecture que l’universitaire n’a, au final, rien à écrire qu’une chronique vague, la médiocre confession d’un enfant du XXe siècle, une commande rédigée à la hâte et boursoufflée d’anecdotes insignifiantes et, disons-le, de madeleines factices.

A10721Enfin, ce texte, dans sa facture esthétique, ne comprend rien qui ne soit agréable ou construit. Forme courte, à l’image de son contenu, L’âge des lettres pêche en ceci qu’il semble écrit d’une traite, comme la transcription d’une confession faite sur un divan. Néanmoins – et c’est là, tout de même, son intérêt intellectuel, sinon commercial –, il ne cherche pas à idéaliser ou mythifier son mentor. Au contraire, il entend le replacer dans le contexte où il a connu, et qui inaugure ce qui sera notre âge des lettres.

D’autres vies que la mienne ?

Dès le collège, les jeunes Français ressassent depuis des lustres l’éternelle distinction entre l’auteur, le narrateur et le personnage. Cependant, les choses ont changé. La teneur des critiques littéraires contemporaines, axées la plupart du temps sur la biographie ou le parcours des auteurs, n’a plus rien à envier à celle de Sainte-Beuve. Que l’on étudie Echenoz ou des textes à fort coefficient métalittéraire, ou que l’on étudie Carrère, l’autobiographie, l’autofiction, ce que vous voudrez, le retour de l’autorité littéraire n’est un mystère pour personne. On parle d’entre-deux, on parle de figures auctoriales. La critique génétique termine et achève en apothéose cette renaissance.

barthesDans le cadre de cette passation – de pouvoir ? – entre mort et renaissance paradoxale de l’auteur, Antoine Compagnon a joué un rôle prépondérant pour les étudiants. Sa conférence sur l’auteur le prouve. Il le reconnaît dans son livre, il est le compagnon d’un Roland Barthes de la fin, sur le point de mourir. Il ne l’aime pas ni pour son texte sur Racine ni pour le structuralisme. Ce qu’il préfère, c’est la part autobiographique, Roland Barthes par Roland Barthes, Le Fragment du discours amoureux. Car Barthes précède et peut-être inaugure ce mouvement inverse : celui d’un retour sur soi, d’un repli. En convive des dernières fêtes, Compagnon se pose en passeur.

Le passéisme ennuyeux de son ouvrage, n’en doutons pas, n’a rien de réactionnaire. L’auteur des Antimodernes ne sait que trop bien ce qu’implique le terme de réaction. Pour beaucoup, les lecteurs l’ont aimé pour avoir su élever terminologiquement et historiquement ce débat stérilisant et, hélas !, trop actuel. À chaque époque ces figures intellectuelles et littéraires…

Antoine Compagnon L’Âge des lettres éditions Gallimard, 2015, 176 p., 15 €

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