Le jeune Guillaume Berkeley vit hors du temps et des remous de l’Histoire sur la petite île anglo-normande de Malderney (inutile de la chercher sur une carte : elle n’existe pas). Par son statut, il est une sorte de hobereau dans un royaume fantoche gouverné par sa suzeraine de mère. En compagnie de son frère Victor, il coule des jours mornes que viennent régulièrement interrompre, l’été venu, les visites du producteur de cinéma Simon Bloch, Français d’origine juive, figure du Tout-Paris, esthète au goût très sûr et homme de cœur. Les frères, d’abord tous deux fascinés par cette existence qu’ils ressentent comme fabuleuse, vont s’éloigner l’un de l’autre à l’arrivée de Pauline, leur demi-soeur américaine dont ils avaient jusque-là ignoré l’existence.
Avec le recul du temps, tout paraît aisé et confortablement évident. Mais quand vous vivez l’histoire au jour le jour, c’est beaucoup moins simple. (p.497)
L’Histoire et son train s’invitent dès lors à Malderney. Pauline devient rapidement une pomme de discorde entre les deux jeunes gens tombés amoureux d’elle tandis qu’à l’échelle internationale la menace d’un second conflit mondial se précise chaque jour. Guillaume finit par suivre Simon Bloch à Paris où il découvre brutalement tout un univers : soirées mondaines, vie artistique, intellectuelle, architecture de la ville qui semble illimitée en comparaison du point d’arrêt, vite atteint, des falaises de Malderney.
Mais le national-socialisme menace, puis déferle sur l’Europe.
De la drôle de guerre à la Libération, Guillaume va louvoyer dans un Paris où se tiennent coude à coude les fastes d’une collaboration avec l’envahisseur, les visages creusés par la peur grandissante des rafles et l’austérité chaque jour plus dure du rationnement. Engagé comme chroniqueur culturel à la revue Je suis partout, proche du régime nazi, logé dans l’appartement de Simon Bloch parti en exil, il croise nombre de figures historiques que d’Estienne d’Orves dépeint par petites touches magistrales : Cocteau, Marais, Aragon, Picasso, Drieu la Rochelle, Guitry, Céline, Rebatet, Brasillach… et Göring.
Nicolas d’Estienne d’Orves reproduit la formule Je suis partout, la débarrasse de son cynisme pour l’appliquer à son personnage principal – sorte de Candide pris dans les mailles de réseaux contradictoires. Guillaume se trouve en effet partout : en tant que coqueluche du Paris collabo, mais sans sympathie aucune à l’égard du nazisme, mais aussi en tant que résistant, passeur de familles juives à l’instigation de Pauline, qu’il retrouve, comme il a retrouvé de façon houleuse son frère Victor. Chacun fait ses choix et le roman nous offre le spectacle de fidélités successives, différemment vécues par les uns et les autres, mais toujours marquées, chez Guillaume, d’une fidélité à lui-même.
Dans un monde que structurent l’ambiguïté, le double jeu, l’illusion et la trahison, le seul point fixe proposé à notre regard, qui est celui du protagoniste, se détermine en définitive par l’attitude esthète de ce jeune homme dont les prises de position comptent moins que l’observation des faits et leur transposition picturale : lors de bombardements aériens sur Paris, Guillaume en effet monte sur les toits et dessine la fin d’un monde offerte à ses yeux et à son habile coup de crayon. Par le biais de ce personnage, c’est la question de l’immunité culturelle qui est posée.
Un artiste peut-il, doit-il être engagé ?
Peut-il au contraire se permettre de vivre à l’écart du tumulte ? S’il se garde bien d’offrir une réponse toute faite, Nicolas d’Estienne d’Orves n’en dresse pas moins, grâce à une écriture impressionniste, voire pointilliste, mais jamais pesante malgré la consistance de ce roman, une série fascinante de portraits. La légère trahison historique consistant à faire se rencontrer une figure fictive et des acteurs réels de cette époque ne doit en aucun cas être considérée comme une uchronie (c’est-à-dire une réécriture de l’Histoire à partir de la modification d’un paramètre) : les grandes dates sont bien respectées. D’ailleurs, cela permet d’appuyer le contraste entre l’individu, sa complexité, son unicité, et le mouvement du siècle dont on ne tend que trop facilement, les années aidant, à ne retenir que les effets de masse, très commodes pour la formulation de jugements à l’emporte-pièce.
En effet, s’il n’est pas question de voir en Nicolas d’Estienne d’Orves un apologiste de la collaboration pétainiste, il ne faut pas davantage voir en lui le propagateur d’une vision manichéenne départageant les uns et les autres en salauds de collabos et héros résistants. Le lecteur découvre, par le regard de Guillaume, que les figures les plus engagées dans le pacte avec l’envahisseur nazi pouvaient à l’occasion (ou peut-être, selon certains cas, plus souvent qu’on serait tenté de le croire) émettre des réserves sur tel ou tel aspect du conflit, notamment en ce qui concerne les déportations. L’existence des camps d’extermination n’a pas été connue de suite, même dans les bureaux de Je suis partout.
Les marionnettes humaines de naguère affrontent la réalité d’un pacte avec le Diable.
De même, les figures dites de la Résistance n’ont pas plus la part belle : l’auteur signale, à côté des collabos de la première heure convertis en libérateurs de juin 1944, les cellules communistes dont les pratiques dites d’épuration n’eurent pas grand-chose à envier aux méthodes de la Gestapo (voir notre article). D’un côté comme de l’autre, il y eut des actes de courage et d’ignominie ; ce que Guillaume, l’Anglais francophone, apprendra dans sa chair et dans le regard de Juifs traqués, lui qui ne cessait de se tenir en équilibre entre deux mondes, deux langues, deux visions de l’existence. Plus encore, il saura faire montre, une fois pour toutes, d’une volonté personnelle débarrassée des ballotements fruits de l’idéologique ou de l’opportunisme. Il accédera ainsi à une stature intérieurement élevée tandis que, à ras d’ignorance et de pulsions mal vécues, d’autres se laisseront enfermer dans ce que l’auteur considère comme un gigantesque et tragique jeu de rôles, où seules l’incarcération et la menace d’une condamnation à mort, une fois acquise la défaite nazie, permettront aux marionnettes humaines de naguère d’affronter la réalité d’un pacte avec le Diable.
Quant aux autres, ils continueront de manier la tondeuse, vaillamment et sous les applaudissements de la populace. À ce titre, le roman de Nicolas d’Estienne d’Orves sonne comme une mise en garde : malgré les millions de morts du XXe siècle, nous sommes plus que jamais enclins à dire oui aux processus de déréalisation dès l’instant que ceux-ci s’accompagnent d’une dimension ludique ou, pour le dire autrement, dès qu’il nous est offert de revêtir un uniforme, quel qu’il soit, et de s’inventer une identité à peu de frais.
Les fidélités successivessont donc un roman à lire pour la très intéressante peinture d’une époque, mais aussi pour une perspective originale sur les décisions que nos affects, en des temps troublés, peuvent nous inciter à prendre.
Les Fidélités successives, Nicolas d’Estienne d’Orves, Albin Michel, août 2012, 716 p., 23,90 €)