Mouche’ de Marie Lebey, Comment trouver sa place dans une mythologie familiale ?

« Il faut que l’herbe pousse et que les enfants meurent.
Je me retourne et m’en vais sans te dire adieu. Tu es mon gouffre, ma perpétuelle tentation de l’air et de la lumière. » (p.69)

Marie Lebey propose, avec Mouche’, un roman subtilement piégé. Dans cette histoire, il est question d’une narratrice dont la mère, Mouche’, a quelque peu perdu la raison à la suitede la mort de son époux et de sa fille aînée. Cette narratrice se retrouve engoncée, du fait de sa mère, dans un monde de références constantes au passé familial, ère peuplée de fantômes, d’oeuvres littéraires et baignant dans une délicatesse délicieuse et surannée. En réaction à cette sensation d’étouffement, la jeune femme s’ingénie à prendre le contrepied d’un effacement auquel elle se sent soumise dans ce musée des époques révolues. Il lui importe de se faire belle et d’attirer l’attention des hommes, afin de compenser l’élégante indifférence qui est son lot.

Marie Lebey, Mouche
Marie Lebey, Mouche

Roman subtilement piégé, donc, car le lecteur pourrait s’attendre, en tout cas au début de l’oeuvre, à une sorte de règlement de comptes, un meurtre symbolique. Il n’en est rien. Si la narratrice tente à toute force de ne pas ressembler à sa mère, elle ne condamne nullement celle-ci. Mieux : une bonne partie du texte est consacrée à l’exploration du passé qui a fait de Mouche’ ce qu’elle est aujourd’hui. Tout en nuances doucement ironiques, le portrait de la mère que dresse la fille est bien celui d’une femme qui, autrefois, fut jeune, fit des rencontres inédites, surprenantes, dans un Paris aux allures de monde mythologique. Au fond, il s’agit bien davantage d’une fascination pour l’autrefois, la constitution d’un légendaire généalogique, que d’une mise à mort.

La narratrice fait montre d’une ironie bon enfant (si l’on ose dire) devant tous les aspects de l’existence. Lucidité, acceptation d’un passé marquant, la protagoniste (dont on apprend, vers la fin du livre, que son statut de narratrice correspond en réalité à l’identité de l’auteur, Marie Lebey) opère une reprise en profondeur du passé, revisite les épisodes fondateurs de sa mythologie familiale, tente de raccorder la jeune Mouche’ à la Mouche’ de son expérience contemporaine à l’écriture. Il ne s’agit pas de saborder un passé à l’excentricité délicate, mais de poser celui-ci en perspective devant un monde actuel de propriétés revendues, de lave-linge qui tournent en boucle pour les besoins familiaux et professionnels.

C’est l’expérience de la littérature qui arrondit les angles et désamorce ce qu’il pourrait y avoir de bilieux dans ce texte. Même une littérature détournée. Si Mouche’ évoque le russe mouchka, bonne maman, si, sous le regard de sa fille, elle devient une caricature de la proustienne Madame Verdurin, patronnesse de salons littéraires et du bon goût (ou ce qui passe pour tel), si même elle malmène Baudelaire et le fameux écrit de ce dernier sur la Belgique, c’est cette même présence à la littérature, en tant que lectrice et comme écrivain, qui permet à Marie Lebey d’éviter le piège d’un texte qui serait en quelque sorte borné par ses contraintes éditoriales propres. Au schéma classique de l’intrigue se substitue ici un regard ironique et tendre qui n’a de cesse d’entretenir la flamme que la mère a donnée à sa fille :

« Brusquement, toute cette misère humaine me devint inoffensive. Elle ne me faisait plus peur. Grâce à l’auteur de Crime et Châtiment, et à l’oeil de Mouche’ greffé en moi, j’avais extrait de ces vies ordinaires que je trouvais maintenant si romanesques le panache dont j’avais besoin pour me battre. “Je pointe et je touche ! C’est un kyste ! C’est un roc ! C’est un pic… C’est une tumeur ! Que dis-je, un nodule ! C’est une belle cellule ! » » (p.45)

La littérature, donc, réenchante, sauve. Cette expérience, cela dit, va bien au-delà de la simple approche que proposent nos étiques manuels scolaires. Il s’agit d’une manducation sacrée, d’une synthèse bien assimilée de nos expériences personnelles et de la surdimension du personnage littéraire, surdimension acquise dans le passage à l’état de lettres, noblesse conférée par l’écriture, qui est le répondant nécessaire au seul acte de lecture. Je lis, je mange, il en sort quelque chose, mais point de scories. C’est tout au contraire l’attribution d’un sens vivant, pérenne, à ce qui aurait pu n’être qu’une vaine agitation organique marquée, dès le début, par sa finitude. La littérature réenchante, sauve, informe (met en forme). J’ai pour ma part senti que le roman Mouche’ continuait bien au-delà des cent vingt-cinq pages qui le composent.

Mouche’, de Marie Lebey (éditions Léo Scheer), à paraître le 16 janvier 2013, 125 p., 18€

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