Pourquoi Alice Rahon a-t-elle décidé un jour de prendre Goulven comme lieu de naissance ? Cette question me trotte dans la tête depuis que j’ai ouvert le livre de Christine Frérot.
Certes cette Franc-Comtoise d’origine passait ses vacances d’été chez ses grands-parents du côté de Roscoff, mais pourquoi choisir ce village en particulier où personne aujourd’hui ne se souvient de son existence ? N’étant jamais en manque de curiosité, je m’y suis arrêté un instant.
Un bourg de quelque 800 âmes avant la Grande Guerre, situé un peu au nord de Lesneven, sur une horizontale entre Kerlouan et Tréflez. Rien au premier regard de remarquable. La mer étale, un sable blanc et fin, des îlots de roche à fleur d’eau près du rivage que la Bretagne sait si bien cacher sur ses côtes. Alice suivait-elle ici le ballet des bernaches, des aigrettes, des chevaliers et d’autres oiseaux de passage ?
Courait-elle enfant sur ces fameuses dunes de Keremma déployées tout au long de la baie ? Cette alchimie des paysages, des vents et des gens de Bretagne n’est-elle pas pour une enfant un gage d’harmonie qu’elle retrouvera longtemps après au Mexique ? Il suffit de croiser un promeneur passionné par l’histoire du lieu pour que les hypothèses se multiplient. Le doigt balayant d’un geste large le paysage, je découvre grâce à lui ce qui n’existe plus.
La chapelle du Pénity longtemps ensablée cacherait, paraît-il, dans ses fondations l’ermitage de Saint Goulven voire même une petite abbaye. J’imagine sans difficulté aucune la coupe du goémon sur les rochers au printemps, le séchage sur la plage, les naufrages, les gros temps. En suivant son regard, j’aperçois, en remontant le passé, des vasières, des étangs, des terres sablonneuses, des silhouettes courbées sur une digue. Plus loin, bien réel, le majestueux clocher du village rivalisant à ses dires avec ceux du Folgoët et de Saint Thégonnec. Tout y passe.
Mais le clou du propos reste Rousseau. Un Louis Rousseau, époux d’Emma Michau, mâtiné de Saint-Simonisme, de Fouriérisme et de catholicisme social, engagé dans un projet de juste partage des terres et des revenus. Plantation, drainage, assèchement, les fermes gagnent des terres et l’utopie se réalise. Keremma ou Ker Emma est né. Les parents d’Alice auraient-ils eu des liens avec ce Rousseau qui expliqueraient son attachement à ce trait de côte ? Ou encore avec le peintre Michel Bouquet, familier de Tristan Corbière, qui aura amené beaucoup de ses amis à peindre cet entre-mer-et-terre ? Pourquoi ce choix d’Alice Rahon ? Le mystère reste entier.
Vous me direz qu’elle n’est ni la première, ni la dernière à changer son état-civil. Ainsi, Romain Gary est-il né à Nice ou à Vilnius, Alejo Carpentier à La Havane ou à Lausanne ? Que dire aussi de ceux qui changent de nationalité. Parfois de force comme Milan Kundera, Thomas Mann ou Alexandre Soljenitsyne. Il y en a d’autres, plus nombreux encore qui les accumulent. Et puis les noms d’emprunt, plus confortables en quelque sorte, sont légion en littérature contemporaine. Citons pour le meilleur et pour le pire, Eluard, Sollers, Perros, Céline, Sagan, Gracq, Duras. Double vie, double liberté, double jeu ? La peur d’un nom propre ? Ah ! les délices du mensonge, de la supercherie, de la mystification, de l’imposture, de la transgression. Que de mots avons-nous pour qualifier l’inqualifiable. Alors vivons cachés et au diable l’état civil ! Alice a choisi de brouiller les pistes.
En un seul tour de main, elle abandonne Paalen, son nom de mariage, pour adopter Rahon, celui de jeune fille de sa grand-mère. Et puisque 1904 fait trop début de siècle pour une naissance, autant par la même occasion se rajeunir de 12 ans. Je pressens que vous allez bientôt m’interrompre par « c’est très bien mais quel rapport avec le livre de Christine Frérot ? » Eh bien toute la question est là. Pour le savoir, il vous faudra justement le lire. Vous ne serez pas déçus, je vous rassure, vous serez bien au contraire emportés car se mettre dans les pas d’Alice Rahon est une véritable aventure. Vous croiserez tous ceux qui comptent à Paris dans les années 20 et 30. Breton, Picasso, Man Ray. Amants, amours, amis, qui sait. Vous partirez en Inde, au Canada, aux États-Unis avant d’arriver au Mexique aux côtés de Frida Kahlo et de Diego Rivera, d’Octavio Paz et de César Moro… Une dernière pirouette poétique avec son recueil Noir animal où elle écrit « j’ai porté ma vie » et ce sera pour elle définitivement par la peinture qu’elle s’exprimera ».
Ses tableaux sont accrochés à Mexico, New York, San Francisco, Los Angeles, Paris, au total une quarantaine d’expositions individuelles entre 1944 et 2020. La France ne lui offrira que des expositions collectives et personne ne parle d’elle en Bretagne à ma connaissance. Le livre de Christine Frérot nous fait au sens littéral vivre de l’intérieur la vie et l’œuvre d’Alice Rahon. Il tombe à point nommé pour nous rappeler qu’il est temps de lui rendre l’hommage qu’elle mérite.
Alice Rahon et le Mexique, la révélation de l’art de Christine Frérot, Éditions Riveneuve, 176 pages. Parution le 14 octobre 2021.
Biographie issue du site des éditions Riveneuve :
Christine Frérot est docteure en histoire de l’art et spécialiste de l’art mexicain moderne et contemporain. Elle a étudié et travaillé plus de dix ans au Mexique. Chercheuse à l’École des hautes études en sciences sociales (Ehess) et chargée de cours à l’Université de Paris III, elle est membre de l’Association internationale des critiques d’art (Aica), correspondante de la revue colombienne Art Nexus et commissaire de nombreuses expositions. Autrice de séries d’articles, elle a publié à Mexico son premier livre, El mercado del arte en México, 1950-1976 (1990), et à Paris plusieurs ouvrages dont Resistencia visual, Oaxaca 2006 (préface d’Édouard Glissant, Talmart, Paris, 2009) et Fictions mexicaines, 38 témoins de l’art du XXe siècle, préface de Jaime Moreno Villareal chez Riveneuve (2016). Son dernier ouvrage Amériques intimes et autres récits a été publié en avril 2021 chez Ginkgo, Paris.