Anguille sous roche, premier roman océanique d’Ali Zamir

Avec Anguille sous roche Ali Zamir signe un premier roman aussi original que prometteur d’une longue œuvre à venir. Ce roman haletant narre les déboires d’Anguille, une adolescente de 17 ans au caractère trempé et à l’esprit sagace. En 2016, en pleine recomposition mondialisée des économies, de crise des migrants, de tensions religieuses et d’attentes idéalistes de la jeunesse, Anguille sous roche résonne d’une manière aussi troublante qu’onirique à travers un étonnant imagier créolisé. Un unique plan-séquence en forme de travelling temporel happe le lecteur tant est vivace l’anguille qui plonge dans les ténèbres de l’adversité…

 

anguille sous rocheL’histoire se déroule dans l’archipel des Comores, en Afrique australe côté océan indien, sur l’île d’Anjouan, 333 000 habitants répartis sur 425 km, précisément à Mutsamudu où vivent 33 000 personnes. Il y existe une littérature dont les frontières et contours sont d’autant plus flous qu’elle relève encore largement de la transmission orale et que la génération d’écrivains francophones comoriens commence seulement à émerger.

Les Comores, ce sont des îles pauvres, animées par un islam insulaire, traditionnel, peu contraignant et teinté d’animisme. Un territoire organisé en médinas aux labyrinthes de ruelles serpentant autour de plages et de marchés plantés de badamiers où les histoires vont bon train et « où se passent des choses aussi singulières comme sur toutes les places publiques de la ville, lazzis, moqueries, menaces et autres bien sûr ». Dans ce petit monde ultramarin – partie prenante de ce vaste théâtre qu’est la terre des hommes avec ses océans kaléidoscopiques, – la jeune Anguille porte un regard critique sur ses contemporains à travers un moralisme existentiel acéré.

archipel-comoresAnguille sous roche débute par une note liminaire de l’éditeur (Frédéric Martin) : « Par conviction, nous avons choisi de respecter les particularités lexicales, grammaticales et syntaxiques du texte ». De fait, Ali Zamir fleurit la bouche de la jeune Anguille de singularités lexicales qui brillent par une inventivité plastique exotique qui fait mouche. Il faut souligner d’emblée l’audace de l’éditeur qui promeut, en respectant leurs singularités, des textes doués d’une grande puissance évocatoire quand bien même leur traitement stylistique emprunte des chemins peu académiques. Si Anguille sous roche ressemble peu à L’Art de la joie de Goliarda Sapienza, les deux textes dénichés par Frédéric Martin ont en commun les rafraîchissantes imperfections de leur narration, dont l’originalité repose, chez Ali Zamir, dans une valable inexactitude, dans un puissant inachèvement.

Mes deux conseils aux lecteurs. D’une part, ne soyez pas déroutés par les premières pages d’exposition du roman volontairement énigmatiques. D’autre part, Anguille sous roche est construit sous forme d’un puzzle qui s’éclaire pièce après pièce jusqu’à sa résolution finale. Dans ce cadre, il est déconseillé aux lecteurs de lire la 4e de couverture du livre qui déflore malheureusement la fin du récit. En effet, cette dernière donne une information en amont qui débusque l’anguille sous roche sans son aval…

Présentation d’Anguille sous Roche dans le texte :

« Je m’adresse à vous, les moralistes » (p. 234)

Anguille sous roche Ali Zamir
Ali Zamir a 27 ans. Il vit dans l’archipel des Comores, sur l’île d’Anjouan. Anguille sous roche est son premier roman.

Une île :

« Chez nous c’est monnaie courante les questions, quand on en pose une par exemple on n’en reçoit une, oui, on ne peut pas recevoir directement une réponse, mais une autre question, voulez-vous voir des accros aux questions, c’est chez nous, et il paraît qu’un blanc y était venu pour vérifier cette tradition qui consistait à répondre aux questions par des questions, on lui avait dit cela depuis l’Europe, mais il ne l’avait pas cru, ils aiment toujours vérifier, les Blancs, quand est-ce qu’ils arrêteront d’être curieux, » (p.56)

« il arrivait justement que des touristes s’égarent dans la médina, parce que les Européens se prennent toujours pour les plus grands risque-tout du monde, ils aiment s’aventurer, ces Blancs, alors certains couples audacieux prenaient le risque de s’acheminer, sans guide, dans la médina, on voyait ces dames et demoiselles avec leurs compagnons, tous en culotte et casquette, en train d’admirer éperdument les différentes sortes de vieilles portes qu’on trouvait au cœur de la ville, indiennes, orientales, occidentales, et tant d’autres genres de portes, comme les portes et les fenêtres ornementales en styles arabo-islamiques du palais royal Ujombé, construit à Hamoumbou, au dire de Connaît-Tout, en mille cinq cent quarante-et-un par le sultan Idarousse, c’est celui qu’on considère, selon certaines têtes, qu’on appelle historiens, comme le premier roi arabe et chérifien aux Comores, je doute toujours de tout ce que racontent ces menteurs d’historiens, je vous l’ai déjà dit, je pense, ils croient tout savoir, ils oublient que leurs regards ressemblent à une caméra qui ne peut capter que là où elle est braquée, merde, je vais ou déjà, » (p. 147)

anguille sous roche

Un père :

« Mon père Connaît-Tout croit vraiment connaître tout » (p.0)

« Il n’y avait pas uniquement les pêcheurs de Mijihari, car tous les pêcheurs de la ville de Mutsamudu étaient là pour montrer leur solidarité à leur ami Connaît-Tout, c’est à partir de la mort de sa femme que Connaît-Tout s’était rendu compte qu’il était un homme de poids dans la ville, mais il avait surtout compris que la vie était un chemin chimérique, oui, la vie est une espèce de chemin à la fois long et court qui ne prend sens que dans le rêve collectif, nous rêvons tous sans le savoir et quiconque essaie de se réveiller pour s’en échapper échoue tragiquement, parce qu’il ne faut pas s’exclure de ce rêve fatalement vital. » (p. 39)

Une sœur :

« Crotale prétendait que les gens se trompaient presque sur elle et sur sa mentalité à cause de son comportement, elle avait donc pris une décision “l’essentiel n’est pas de suivre tel ou tel pas, mais de savoir réaliser sa propre marche, de savoir traverser les rochers avec toutes les diverses anicroches, c’est-à-dire de savoir sentir la vie loin de ses entraves quotidiennes, sans devenir une épave” déclarait Crotale d’une voix rassurée, pour moi elle jouait toujours à la maligne » (p.170)

Une tante :

« tous ceux qui croyaient que tante Tranquille était devenue silencieuse et parler peu à cause de la mort de sa sœur se trompaient lourdement, comme moi alors, ce sont surtout les quiproquos qui rendent le monde de plus en plus ambigu et spectaculaire, le monde devient parfois chiant, parfois épatant, tout dépend de la manière dont on joue, et tout dépend aussi de la nature du quiproquo, alors là ce n’est pas de la gnognotte quand même, pour qu’il y ait spectacle dans cette scène à multiples pièces qu’on appelle monde, il faut aussi une série de quiproquos, donc nous vivions tous fini dans ce malentendu » (p. 51)

Une maison, un témoin et une position narrative :

« notre maison est stratégiquement placée en face de la plage du quartier, c’était une position littéralement privilégiée pour une personne qui voulait dialoguer plus avec la danse qu’avec le chant de la mer, la mer, vous la connaissez au moins, vous qui me suivez dans ma folie comme si vous n’aviez rien à faire, c’est une artiste hors du commun je vous le signale » (p. 68)

Frédéric Martin tripode
Frédéric Martin

« déjà le soleil levant dardait ses rayons, la terrasse changeait de plus en plus de visages, le toit en béton devenait matelas de réséda, les murs oreillers de jasmin, les rayons du soleil ressemblaient évidemment au regard aveuglant de celui qui était à mes côtés, ensuite une jolie brise matinale apportait les odeurs du café que les vieilles dames préparaient après la prière, pour que les gens qui allaient à la mosquée viennent boire, oui, c’était l’usage, je sentais aussi l’odeur des madeleines qu’on mettait au four comme chaque matinée dans la ville de Mutsamudu » (p. 114)

« il ne fallait pas tenter de jouer à aucun moment avec le chat, j’avais entendu le long crissement de la porte avant son claquement alors que je finissais à peine de descendre l’escalier, il était impossible de toucher notre porte sans que tout le monde entende du bruit à la maison, car c’était une porte d’âge qui encaissait des secrets depuis que nous n’avions pas encore vu la lumière et qui continuait à les encaisser malgré ses cris alarmants, elle produisait un bruit très long et sec, ce bruit m’énervait parfois parce qu’il risquait de me vendre, donc de me dépouiller de tous mes secrets tôt ou tard, mais je l’ai échappé belle, comment alors, nous verrons cela plus tard, quand une aiguille crève, elle n’arrête pas de serpenter, même en chiant partout, jusqu’à ce qu’elle arrive là où elle souhaite, c’est ce que je fais maintenant, ouvrez donc bien vos fesses et comprenez la suite, » (p. 77)

Un amour et amant :

« c’est là-bas, à la terrasse, que je voyais l’homme de mes rêves, et c’est là-bas que tout se passait au début avec lui, l’homme pour qui mon corps frissonnait toutes les secondes dès que je sentais surgir son ombre, cet homme pour qui mon cœur fondrait comme du beurre dans une casserole chauffée dès qu’il me toucherait, c’est un ami de mon père, il était le pécheur le plus beau du quartier, Vorace, oui, il s’appelait Vorace, »  (p.67)

anguille sous roche« nous venions occuper la chambre une fois que Crotale quittait la maison pour le lycée, qu’est-ce que nous faisions alors, beaucoup de choses, des bêtises, oui, qu’est-ce qui vous croyez, quand un homme et une fille s’enferment seuls, dans une chambre pendant plus de trois heures de temps, hein, qu’est-ce qu’ils peuvent faire si ce n’est parler, se toucher, se câliner, se caresser, s’embrasser et finir par partir dans un long voyage pour ne revenir que blessés enfin, oui, voilà le mot juste, c’est ça, se blesser, parce qu’on est soudain à bout de souffle après ce voyage, on est très las comme un marathonien qui se surprend sur la ligne d’arrivée sans savoir comment il est arrivé, parfois c’est décevant, ce voyage-là, ne cherchez pas trop de détails là-dessus, les gens qui ne savent pas cela, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise moi, tant pis pour les canards boiteux, ce n’est pas à moi de leur apprendre à vivre, d’ailleurs je n’ai pas beaucoup de temps là, » (p.126)

« les surprises, c’est spécialement pour certaines rêveuses qu’on appelle midinettes, je ne suis pas une midinette moi, tout ce qui est romanesque ne m’intéresse pas, lorsque je me trouvais à côté de Vorace j’essayais toujours d’être moi-même, je n’arrivais pas à éviter totalement de passer pour une fille romantique, c’est vrai, mais romantique ne veut pas dire romanesque, parce que romanesque signifie rêve, et romantique folie, je préfère donc la folie au rêve, » (p.161)

Un style :

« qu’est-ce qu’un nom d’abord sinon un vent sourd-muet qui s’efforce de s’époumoner en vain afin de faire bouger quelque chose dans le vide, il faut tout faire bouger par la matière grise, sinon par la matière fécale, oui, arranger ou déranger, pas par un nom, donc pour que les sons d’un nom soit retentissants, il faut d’abord se servir de sa tête ou de son cul en fonction des pulsions du cœur, car c’est désormais le cœur qui ordonne, mais c’est la tête et le cul qui accomplissent, qu’est-ce qu’il veut, ce cœur-là, être écouté attentivement quand il écrit ses douleurs profondes, qu’est-ce qui ne veut pas, être pris pour un dépravé parce qu’il n’est pas prêt à écouter un prêchi-prêcha qui n’a rien à voir avec ce qui le ronge, mais pour l’amour d’une anguille, pigez-vous ce que je crache ici, ou bien vous me suivez comme un âne, vous ne pouvez pas me stopper de toute façon, moi je continue mon aventure verbale, tant pis, dans ce genre d’aventures il ne peut y avoir d’arrêt que ceux qui donnent corps à l’aventure, parce qu’il n’a même pas de frein, et quand il n’y a pas de freins il ne doit pas y avoir de station, donc là je ne sais pas si c’est la gueule qui conduit le verbe ou bien le contraire, vous pouvez peut-être me le dire, » (p. 97)

Un  bestiaire inspiré des îles de la Lune :

« vous devez savoir que vous avez tous des noms secrets que vous ignorez, ou que vous aimez garder pour vous, qui sait, vous vous vantez pour rien, vos équivalents sont dans la mer, soit vous êtes un cachalot comme Vorace, une daurade comme cette garce qui était dans sa chambre, un thon comme Connaît-Tout, un dauphin comme Tranquille et son mari, un cœlacanthe comme Crotale, un requin comme Cobra, » (p.200)

Ce que j’ai appris de ce voyage, il ne faut pas laisser les rêves réagir à la manière de ce virus informatique qu’on appelle cheval de Troie, il faut un zeste de rêve pour pimenter la vie et non une averse pour la polluer, une averse de rêves dans une vie n’est qu’une ciguë dans une soupe (p.246)

Rencontrer Ali Zamir en librairie : tout l’agenda en cliquant ici

Ali Zamir dédicacera son livre à la Fnac de Rennes le 29 octobre 2016 à 15:00

Anguille sous roche Ali Zamir, Éditions du Tripode, 1 septembre 2016, 320 pages, 19€

Anguille sous roche a obtenu le Prix Senghor du 1er roman francophone et francophile 2016 et la Mention spéciale du jury du Wepler 2016. Nominations : le Prix du Roman Fnac 2016, du Livre sur la place (Nancy), Hors Concours 2016, Prix Révélation de la Société des Gens de Lettres, le Prix des Rencontres à lire 2017, le Prix des Cinq continents de la Francophonie 2016 et le Prix du premier roman de Chambéry.

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Nicolas Roberti
Nicolas Roberti est passionné par toutes les formes d'expression culturelle. Docteur de l'Ecole pratique des Hautes Etudes, il a créé en 2011 le magazine Unidivers dont il dirige la rédaction.

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