Paradoxalement, il aura fallu qu’Audrey Tautou s’éloigne des plateaux de cinéma pour se rapprocher du regard. Avec Superfacial, présentée au Quai de la Photo jusqu’au 10 septembre 2025, l’actrice française mondialement célèbre pour ses rôles dans Amélie Poulain, L’Écume des jours ou Coco avant Chanel, s’affirme en photographe d’auteur. Autodidacte revendiquée, elle livre une œuvre aussi inattendue qu’exigeante, loin des attendus médiatiques qui l’ont trop longtemps figée.
En écho à son livre Superfacial, Audrey Tautou dévoile aujourd’hui une toute nouvelle exposition à Paris. L’actrice devenue photographe nous entraîne dans un voyage intérieur, profond, ironique, lucide — une reconquête de soi, presque une traversée autobiographique à rebours des regards qui l’ont façonnée pendant deux décennies. En son cœur, une cinquantaine de photographies conçues durant près de deux décennies. Des autoportraits essentiellement, mais qui n’ont rien d’un exercice de style narcissique. Bien au contraire : chez Tautou, le visage devient un terrain de fuite, un lieu d’expérimentation du visible et de ses pièges.

Le titre Superfacial, faussement léger, annonce d’emblée l’ironie du propos. L’actrice n’ignore rien du marché des images qui, depuis ses débuts, a façonné sa notoriété : affiches géantes, couvertures glacées, projections mondiales où son image a souvent été consommée comme un pur objet de désir public. Avec cette série photographique, c’est à un renversement qu’elle nous convie : déjouer la consommation de l’image par la fragmentation, le retrait, la suggestion, l’accident.
On y découvre une esthétique du presque-rien : des cadrages décentrés, des flous intentionnels, des visages coupés ou masqués, des jeux d’ombre, des textiles qui dissimulent plus qu’ils ne révèlent. Là où le cinéma l’a contrainte à « donner à voir », la photographie devient pour elle le médium du « laisser-deviner ».

L’image inversée
Tout part ici d’un paradoxe que Tautou exprime elle-même avec une rare limpidité : « Je ne crains plus les regards. Mon image me précédera toujours mais j’ai ôté le beau costume qu’on m’avait taillé sur mesure. » Le titre Superfacial, faussement léger, joue sur ce double fond. Bien sûr, il est question de surfaces — celles du visage, du statut de star, de la marchandise médiatique. Mais l’actrice-photographe s’applique justement à décortiquer ces surfaces pour mieux en révéler les failles et les échappées.
Au fil des cinquante œuvres réunies ici, Tautou déploie trois séries complémentaires qui forment une polyphonie du regard. Les autoportraits d’abord, soigneusement mis en scène, entre humour pince-sans-rire et poésie minimale. Puis les portraits de journalistes rencontrés lors de ses tournées promotionnelles, inversant le rapport classique de la célébrité face aux médias. Enfin, les figures anonymes photographiées de dos, presque volées avec délicatesse, comme une revanche discrète sur la violence du regard public.

De l’image reçue à l’image choisie
L’enjeu est bien là : reprendre la main sur ce qui fut capté, utilisé, marchandisé. La photographie devient pour Tautou l’instrument d’une souveraineté retrouvée. « La photographie me permet de servir mon imagination et non celle d’un autre », confie-t-elle. Cette phrase dit tout de son rapport désormais créateur à l’image. Après avoir incarné les projections des scénaristes, réalisateurs et spectateurs, elle s’autorise enfin à construire ses propres récits visuels.
Ses autoportraits sont ainsi tout sauf narcissiques : ils sont fragmentés, souvent volontairement flous ou partiellement masqués. Le spectateur ne pénètre pas dans une intimité offerte mais dans un jeu subtil de dévoilement et de retrait. Audrey Tautou ne cherche pas à se raconter, mais à montrer comment elle se raconte désormais. L’humour y est omniprésent — un humour qui prend parfois la forme de clins d’œil ludiques, de déguisements, de fausses mises en scène de starification.

Une mise en abîme de la célébrité
La série consacrée aux journalistes révèle une autre dimension, plus documentaire. Durant près de vingt ans, Tautou a photographié ceux qui venaient l’interviewer dans le cadre millimétré des journées de presse. Ces visages, souvent concentrés, parfois fatigués, documentent à leur tour le ballet incessant de la machine médiatique. Ici encore, l’actrice inverse les rôles : de sujet passif d’interview, elle devient l’observatrice active de ceux qui l’observent.
Quant aux anonymes photographiés de dos, ils constituent sans doute la clé philosophique de l’ensemble. Photographier des dos, c’est refuser le portrait frontal, c’est contourner l’identification. C’est aussi un geste de pudeur revendiquée : « Je n’aime pas déranger », glisse-t-elle avec simplicité. Mais ce geste modeste contient une réflexion acérée sur la notoriété elle-même : qu’est-ce qui fait qu’un visage devient public ? À quel moment bascule-t-on dans la reconnaissance universelle, ou au contraire, dans l’oubli protecteur de l’anonymat ?

Une scénographie immersive et domestique
L’exposition, installée dans l’écrin flottant du Quai de la Photo, épouse cette oscillation entre introspection et théâtralité. La scénographie a été pensée comme un intérieur personnel. Lettres de fans, objets insolites, petits autels de souvenirs composent une sorte de cabinet de curiosités intime, où l’on pénètre comme chez elle, à mi-chemin entre la star et la femme ordinaire. Certaines lettres frôlent le grotesque ou le vertige obsessionnel, d’autres dégagent une touchante simplicité, toutes témoignent de l’impact planétaire qu’a eu son image depuis Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain.
De la photographie comme émancipation
On comprend mieux pourquoi Superfacial n’est pas un simple prolongement d’un hobby d’actrice reconvertie. C’est un geste esthétique et existentiel cohérent, amorcé dès 2017 lors des Rencontres d’Arles, approfondi dans son livre Superfacial (Éditions Fisheye, 2024), et aujourd’hui pleinement déployé à Paris.
Audrey Tautou rejoint ici une lignée exigeante où l’autoportrait photographique devient interrogation ontologique — de Claude Cahun à Francesca Woodman, en passant par les mises en scène de Cindy Sherman ou les écritures intimes de Sophie Calle. Comme ses aînées, elle explore le trouble du regard et la complexité des identités projetées.

Un geste artistique rare, et nécessaire
Superfacial n’est ni démonstratif, ni spectaculaire. Il n’a rien de l’exposition-événement où une actrice célèbre s’offre un supplément d’âme artistique. Il y a ici un vrai travail de photographe d’auteur, à la fois dans la construction des images, la cohérence du propos et la radicalité du regard critique sur la condition de célébrité.
En se plaçant volontairement dans cet entre-deux — entre la scène et les coulisses, entre la reconnaissance et l’effacement, entre le spectacle et l’intime — Audrey Tautou signe une œuvre d’une rare justesse, d’une poésie retenue, et d’une grande maturité visuelle.
Superfacial — Informations pratiques
- Lieu : Quai de la Photo, 9 port de la gare, Paris 13e arrondissement
- Dates : du 5 juin au 10 septembre 2025
Du lundi au dimanche - Visites guidées gratuites et en entrée libre Du mercredi au dimanche à 12h30, 14h30, 16h30 et 18h30
- Accès : www.quaidelaphoto.fr
- Commissariat : Audrey Tautou, en collaboration avec le Quai de la Photo
Le livre Superfacial paru en 2024 : 232 pages, 38,00€
