La prestigieuse collection Série Noire chez Gallimard fête ses 70 ans. À sa tête depuis une décennie, Aurélien Masson a mis un coup de pied dans une ligne éditoriale qui sommeillait un tantinet. Il a ainsi réveillé le polar français et étranger et fait de la série noire de l’or en barre.
Entretien avec le maître des lieux qui inaugurera en compagnie de Dominique Manotti l’Automne littéraire des Champs libres le 17 septembre à 20h30. Ce serait un crime de ne pas y assister !
Unidivers : On fête les 70 ans de la Série Noire et pour toi les 10 ans à la tête de la collection, quel bilan tirez-vous de cette première décennie ?
Aurélien Masson : Un bilan excitant et joyeux. Le polar se porte très très bien, en particulier la Série Noire. Ce qui réjouit est l’importance grandissante des Français à l’intérieur de la Série Noire. Je ne l’avais pas prévu. Le hasard des rencontres et, également, le fait d’être un aimant qui attire à soi des manuscrits francophones sans le demander.
Unidivers : Il y a une part importante d’imprévu ?…
Dans mon esprit, l’éditeur subit la réalité plutôt qu’il ne l’ordonne. Souvent des éditeurs me disent : « j’ai voulu faire…» ; moi pas du tout : les livres m’arrivent. Ça tient du miracle, du miracle pas religieux, je ne suis pas totalement religieux, mais humain. De belles rencontres, comme Caryl Férey, DOA, Ingrid Astier, des auteurs avec des voix et des univers propres comme Elsa Marpeau, Antoine Chainas.
Bref, la joie et la chance grâce à Antoine Gallimard d’être à la tête d’une collection qui ne sort pas de nulle part, qui a une histoire, qui n’est pas là pour une petite dizaine d’années, mais qui s’inscrit dans une longue tradition. Une tradition où il y a toujours eu des livres commerciaux, mais aussi des livres très littéraires, des livres référencés à la tradition du polar, des romans d’enquêtes, thrillers, mais aussi des ovnis donc une grande diversité. Je suis prêt à repartir pour 10 ans, si Gallimard est d’accord, sinon c’est le syndrome PPDA ; c’est le patron qui décide, en tout cas je suis très heureux et j’en redemande.
U : Les deux choses qui ont vraiment changé avec votre arrivée sont-elles le format et l’apport d’auteurs français ou francophones ?
Aurélien Masson : Oui, le format, c’est moins un truc marketing – où tu perds plus de pognon comme je l’entendais au début – qu’une déclaration d’amour à la collection et aux auteurs. C’est plus intéressant pour des auteurs d’être édités en grand format et puis de passer en poche que d’être directement dans une collection poche. Ça paraît assez mathématique et c’était aussi plus une déclaration d’amour que d’enlever les numéros que de dire que l’on passait plutôt d’une politique de collection à une politique d’auteur. On peut dire que maintenant ce sont les auteurs qui portent la collection et non l’inverse comme ça a pu être le cas à certaines périodes.
Les Français, il y a toujours eu pas mal de français à la Série Noire : ADG, Manchette, Daeninckx, Jonquet, Benacquista. Mais c’est vrai que ces derniers temps les auteurs français ont une ambition affirmée, ils ont lu les grands auteurs américains comme Ellroy et ont envie de faire produire du grand roman, pas juste faire des petits romans noirs comme on avait l’habitude. Je pense par exemple aux 1500 pages de DOA sur l’Afghanistan, je pense à L’alignement des équinoxes de Sébastien Raizer, je pense aux Initiés de Thomas Bronnec ou des livres qui s’attaquent au réel comme Jérôme Leroy sur le Front national.
La Série Noire s’affirme comme une collection de roman noir, de roman politique au sens large. Pas des romans militants, pas des romans politisés, pas un prêt-à-penser, non, juste des livres terriblement ancrés dans notre réalité, dans la réalité quotidienne. Finalement, s’intéresser au quotidien constitue un acte politique, que ce soit Bercy avec Thomas Bronnec et Les Initiés ou que ce soit La faux soyeuse qui nous décrit la dérive d’un héroïnomane dans le Paris du début des années 80. Une attaque en règle du monde qui nous entoure.
À mon avis, une bonne Série Noire ressemble à un disque des Béruriers Noirs ou les premiers de Renaud ou NTM. Des disques qui font émerger en vous un sentiment de communauté qui vous font dire : « Ah putain, je suis pas cinglé : le monde ne tourne effectivement pas rond, et je ne suis pas le seul à le penser ! » Et c’est aussi à la fois terriblement dur et à la fois terriblement optimiste, savoir que l’on n’est pas seul, c’est déjà ça.
Ce n’est du tout une radicalité, le but c’est aussi faire des livres qui se vendent qui parlent au plus de personnes possibles. Tout le monde ne fait pas la même chose à la Série Noire, mais en tout cas c’est sûr on est pas dans des formules roublardes de thrillers éculés avec des serial killers qui sortent de nulle part. On produit des livres populaires à l’image d’Ingrid Astier qui nous ballade sur les quais de Seine ou la banlieue parisienne : on est dans une vraie tradition feuilletoniste du XIXe avec une vraie dimension populaire assumée, mais dans le bon sens terme. Ces livres sont des produits honnêtes de l’artisanat, ce n’est pas le IKEA du polar, on fait de l’artisanat. Parfois on gagne parfois on perd, mais on rêve toujours à voix haute.
U : Ingrid Astier, Elsa Marpeau, Dominique Manotti, les voix féminines se multiplient dans la collection Série Noire…
Aurélien Masson : C’est vrai. Il y aussi Brigitte Gauthier. Va paraître en octobre sous peu son livre sur le viol féminin à travers les yeux d’une femme. Un ouvrage bouleversant qui s’appelle Personne ne le saura. En effet, il y a beaucoup de femmes, mais c’est une chose à laquelle je ne pense pas vraiment, je ne lis pas avec mon sexe. C’est le fruit du hasard et des rencontres. Je ne suis pas pour l’uniformité, encore une fois l’uniformité elle n’est pas que sexuelle ; il n’y a pas une écriture de garçon une écriture de fille. J’aime surtout qu’il y ait des auteurs sombres, des auteurs lumineux, des auteurs radicaux, des plus populaires, des petits, des gros – la diversité à travers une accumulation d’individualités. Mon job : faire que l’ensemble cohabite.
U : Il y a-t-il des livres ou des auteurs que vous auriez aimés éditer, mais qui vous sont passés sous le nez ?
Aurélien Masson : Pas tant que ça parce que je ne lis pas trop ce que font les autres, justement pour éviter de me confronter à ces problèmes – ça me rend triste. Et c’est aussi pourquoi je fais beaucoup de français, parce que ce ne sont pas des agents qui balancent des livres, c’est un peu du hasard, des rencontres, mais j’ai tout de même deux regrets. En étranger, Donald Ray Pollock ; en français, Nicolas Mathieu (il a envoyé son manuscrit à la Série Noire qui n’ai jamais arrivé sur mon bureau ; son livre n’est pas parfait, mais j’aurai aimé l’éditer).
U : En 2009, la Série Noire à retraduit Moisson Rouge de Dashiell Hammett(1), pourquoi Jim Thompson n’a pas été retraduit à la Série Noire ?
Aurélien Masson : Parce que Rivages était en train de la récupérer. Moi je regarde devant tandis que Rivages c’est son fonds de commerce : rééditer les grands classiques du roman noir. Ils ont fait pareil avec Goodis et Thompson, en s’appuyant justement sur les mauvaises traductions de la Série Noire pour pouvoir les récupérer. Pour le moment, je privilégie ce qui m’arrive de vivants sur la table et non une approche purement patrimoniale. Cela étant, cela peut changer dans quelque temps. C’est une réflexion que je mène. D’ailleurs c’est très bien que Rivages le fasse, mais j’aime aussi les vieilles traductions : c’est quand même comme ça que l’on a découvert ces livres avec toute l’esthétique de l’époque – les années 50, 60.
U : Pourrions-vous évoquer votre rencontre avec Antoine Chainas qui est, selon-nous, l’une des grandes découvertes de la Série Noire depuis dix ans ?
Aurélien Masson :
J’ai reçu un manuscrit sur la table, et ça m’a retourné la tête. J’ai pris l’avion pour Nice. Je vois débarquer un mec en tong et short, avec un air totalement lunaire. Savoir que ce mec qui écrit des livres féroces est doux comme un agneau – explosion de rires. Je l’aime profondément, c’est quelqu’un qui m’est cher, qui à l’époque faisait du tri postal la nuit et qui maintenant fait de la traduction et pas seulement pour la Série Noire(2).
Certains éditeurs aiment à dire : « dans l’édition, les auteurs il faut les lire, mais pas les rencontrer ». Perso, j’’aime rencontrer les auteurs, les côtoyer. Certes, parfois c’est fatigant, parce qu’il y a des insatisfactions des angoisses des stress. Le métier d’éditeur, c’est accompagner un auteur du début à la fin. J’ai un profond amour de mes auteurs, je me couperais un bras pour eux.
U : Vous qui aimez le rock, le punk, comment s’est passé le travail avec Sébastien Raizer (3) ?
Aurélien Masson : Sébastien Raizer est à l’origine d’une rencontre psychique. Je l’ai vu dans le hall avec ses tatouages ses traductions de Mishima. Je connaissais Camion Blanc et surtout Camion Noir. Je me suis dit lui c’est bon on va trouver un moyen de faire un livre. Sébastien vit à Kyoto maintenant, sur mon bureau j’ai son second livre qui s’appelle Sagittarius qui sort en mars. Étant donné que l’on est dans une ambiance asiatisante, je l’appelle mon samouraï et lui m’appelle son… shogun. Il y a une confiance absolue entre nous. Je lui dirais de traverser un mur de feu, Raizer le ferait.
U : Quels auteurs lus ces derniers mois vous ont marqués ?
Aurélien Masson : Aucun, car je ne lis que mes livres (Rires). Je dois lire quatre ou cinq fois les mêmes livres, être toujours à l’affût. Pas le temps de lire ce qui se fait à côté et encore une fois je ne veux pas me confronter au manque. Toutefois, en ce moment je lis à mort Mishima que j’ai découvert récemment : Le Soleil et l’Acier, Confession d’un masque, La Mer de la fertilité. Je ne suis pas dans l’actualité, pas dans l’écume. Je lis aussi le livre de David Cronenberg(4) que je vais éditer au mois de janvier dans la collection du monde entier. Bref, je suis toujours en mouvement, toujours avec des manuscrits dans le sac.
U : Quel actualités pour Série Noire en cette fin d’année 2015 et le début 2016 ?
Aurélien Masson : L’année qui vient va être monstrueuse. On va enfoncer le clou sur ce que l’on a fait : Raizer et DOA vont revenir, Caryl Férey a un nouveau roman qui se passe au Chili. Il y aura aussi des livres qui traiteront de ce que j’appelle la France périphérique : ils ne se déroulent pas en ville, mais ce n’est pas non plus le polar rural du genre elle belle ma gadoue, il est beau mon terroir. Des petites villes, sur les frontières, qui se passent en dehors des quartiers bobo. Je sors aussi des livres dans d’autres collections : le livre de David Cronenberg ou de Patti Smith. Et en septembre 2016 je vais publier un roman dans la « blaaannnche » qui parle de la Chine et notamment de la scène rock underground chinoise à Pékin. En somme, le ciel est la limite pour moi ! (Rires)
Dans le cadre de l’événement Un automne littéraire, Aurélien Masson et Dominique Manotti seront en conférence le jeudi 17 septembre 2015 à 20h30 : La Série noire : 70 ans de polars, Les Champs Libres, Salle de conférences
1: Trad. de l’anglais (États-Unis) par Natalie Beunat et Pierre Bondil
Nouvelle traduction intégrale
2: Antoine Chainas à traduit en autre les livres de Matthew Stokoe et Eoin Colfer à la Série Noire ainsi que certains livres de Joe Hill.
3 : Sébastien Raizer co-fondateur des éditions Camion Blanc, maison d’édition spécialisée dans la musique.
4 : Consumed : a novel by David Cronenberg Scribner Publisher
Entretien réalisé le 10 septembre 2015 grâce à Christelle Mata & Benoît Farcy de chez Gallimard et à Jeremy Méléard des Champs Libres.