Avec Héroïnes Linda Lê poursuit sa quête d’un paradis perdu. Née au Vietnam, arrivée en France en 1977 à l’âge de 14 ans, Linda Lê poursuit son oeuvre sur l’exil en accompagnant ses personnages sombres, fantômes d’un pays perdu vers l’équilibre d’une double culture.
V. est né en Suisse de parents vietnamiens qui ont fui leur pays à la fin des années 60. Etudiant, il tente difficilement de se concentrer sur sa thèse autour de la littérature kafkaïenne. Lors d’une exposition dans une galerie, il tombe en arrêt devant la photographie d’une ancienne chanteuse vedette de Saïgon. Cette découverte est un déclic pour celui qu’on a éduqué pour être « un pur produit de l’Helvétie». Il recherche la photographe et entame avec elle une correspondance virtuelle vers une meilleure connaissance de ce pays fantôme qu’il imagine bien loin des visions de sa famille hantée par les ressentiments.
La chanteuse lui avait donné envie de s’intéresser enfin aux guerres qui avaient dévasté le pays déserté par ses parents des années auparavant.
Celle que nous appellerons, la correspondante, est née à Paris de parents plutôt bourgeois, Vietnamiens exilés après la mort d’Hô Chi Minh. Elle vit de petits boulots, enquêtant dans les milieux d’exilés vietnamiens d’Europe ou de Californie.
Leurs échanges de plus en plus fréquents font sortir de l’ombre trois héroïnes vietnamiennes.
La première, la plus présente dans cette correspondance est la chanteuse de la photographie. Emigrée aux Etats-Unis lors de la chute de Saïgon, elle devient en Californie « l’âme du Vietnam » pour son quartier d’exilés. Malgré sa voix de fumeuse et son ivrognerie, ses chansons sirupeuses, elle fascine par son passé sulfureux. Pour rejoindre un jeune amant, elle part à Paris. Mais elle se retrouve vite seule et dévalisée par le bellâtre dans un immeuble du XIIIe arrondissement.
Dans ce même immeuble vit la seconde héroïne. La maquisarde, aujourd’hui boiteuse, ancienne combattante anti-impérialiste, devenue ensuite opposante au régime communiste quand elle s’aperçut que les combattants s’octroyaient les mêmes privilèges, continue à faire entendre sa voix de contestataire, portée par la voix de son père qui l’invitait à avoir un fusil dans une main et dans l’autre un livre.
Elle avait presque le même âge que la chanteuse mais paraissait beaucoup plus décatie. Il serait tentant de les opposer, la femelle séductrice et la combattante endurcie, l’ancienne idole des premiers Go-Go girls de Saigon et l’héritière des soeurs Trung, ces grandes guerrières qui avaient bouté les envahisseurs venus de Chine hors du Vietnam, la Lilith qui avait très bien vécu de ses charmes, et l’Antigone usée par des années de lutte, d’abord contre les Américains et leurs alliés du Sud-Vietnam, puis contre les communistes, ces enfants de l’oncle Hô qui avaient trahi la cause des véritables libérateurs.
La troisième héroïne s’invite en fin de récit. Elle est la demi-soeur de la chanteuse, la trop belle fille du père qui avait abandonné sa famille. Elevée par un couple d’Autrichiens, mariée à un riche baron lubrique, elle pourrait faire de l’ombre à la chanteuse par sa position et sa beauté.
Avec les deux jeunes correspondants qui s’attachent de plus en plus l’un à l’autre et les trois héroïnes, Linda Lê revient par couches successives sur les vies de ces « transplantés » dans des pays d’Europe. Elle tisse ainsi de plus en plus profondément leur parcours. De ces vies qui s’étiolent, regrettant la beauté et la grandeur d’un pays qu’ils ne verront peut-être plus, ils essaient de trouver du sens en s’intéressant à la vie de leurs compatriotes tout autant isolés, cherchant à retrouver le souvenir d’un ancien Vietnam.
D’une écriture crépusculaire, Linda Lê tente toutefois d’amener V., cet étudiant d’un extrême intellectualisme vers un équilibre plus serein entre passé et avenir.
Dans la même lignée, avec Chercheurs d’ombres, un essai qui paraît simultanément chez Christian Bourgois, Linda Lê, en rendant hommage à des artistes comme Rainer Maria Rilke ou Emile Cioran, montre que c’est souvent dans les zones sombres que naissent les intuitions les plus fécondes.
Héroïnes Linda Lê, Christian Bourgois octobre 2017, 224 pages, 19€,
LINDA LÊ
Née en 1963 au Viêt-nam, Linda Lê avoue volontiers qu’elle n’a plus une connaissance intime de sa langue natale. Le français, appris dès l’enfance à Saigon, est devenu, sinon sa patrie, du moins un espace mouvant qui lui permet tout ensemble de se désabriter et de trouver une ancre flottante. Arrivée en France en 1977, deux ans après la fin de la guerre du Viêt-Nam, elle a pris le chemin de la littérature. Après trois livres parus lorsqu’elle était très jeune, elle a publié Les Evangiles du crime dont une presse unanime a salué l’originalité exceptionnelle. En 1993, Christian Bourgois a édité son cinquième livre, le roman Calomnies (traduit et publié aux Etats-Unis, aux Pays-Bas et au Portugal) puis en 1995, Les dits d’un idiot. Les Trois Parques et Voix ont paru en 1998, Lettre morte en 1999, Personne en 2003, Kriss/L’homme de Porlock en 2004 et In memoriam en 2007. Elle a reçu le prix Wepler-Fondation La Poste en 2010 pour son roman Cronos et le prix Renaudot-poche en 2011 pour À l’enfant que je n’aurai pas (Nil). Son roman Lame de fond a figuré parmi les 4 livres finalistes pour le prix Goncourt.