L’Aventura de Sophie Letourneur : l’art chiant et délicat du chaos domestique

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Sophie Letourneur poursuit son chemin singulier dans le cinéma français avec L’Aventura, présenté à l’ACID 2025. Après Voyages en Italie, la cinéaste retrouve son double fictionnel – interprété par elle-même – et Philippe Katerine pour un nouveau chapitre méditerranéen. Cette fois, ce n’est plus le couple qui s’échappe, mais la famille entière qui part en vrille, direction la Sardaigne, dans un road-trip aussi fatigant qu’attendrissant.

Sous ses airs de comédie burlesque improvisée, L’Aventura cache une expérience de cinéma bien plus structurée et réflexive qu’il n’y paraît. Si le récit s’annonce simple – des vacances en famille, vues par Claudine, 11 ans –, la narration adopte très vite un contre-rythme, éclatée, autoréflexive, souvent déconcertante. Ce sont les souvenirs de l’enfant qui font office de fil rouge, au moyen d’enregistrements audio obsessionnels, repris et rejoués jusqu’à l’absurde. Le film devient alors une sorte de mémoire défectueuse en mouvement, un album de vacances raturé par l’usure du réel.

Ce jeu avec le souvenir et la temporalité n’est pas nouveau chez Letourneur, mais il atteint ici une forme de paroxysme : l’expérience familiale devient un vortex de scènes redondantes, d’engueulades larvées, de logistique impossible, de charges mentales non partagées. On est à mille lieues de la carte postale sarde : les plages sont secondaires, les paysages filmés en pointillés, tout comme les émotions. Ce qui prime, c’est le grain nerveux de la caméra portée, la friction du quotidien.

À ce titre, la réussite du film tient en grande partie à la justesse du casting. Sophie Letourneur incarne une mère au bord de la rupture, funambule du quotidien, tandis que Philippe Katerine, lunaire et flottant, donne une tonalité douce-amère à ce père spectral. Mais ce sont les enfants qui volent la vedette : Bérénice Vernet (Claudine) est d’une vérité bouleversante, et le petit Esteban Melero (Raoul), dans son rôle d’enfant-roi capricieux, insuffle au film son imprévisibilité volcanique.

Il faut toutefois prévenir : L’Aventura est un film clivant. Sa narration diffractée, ses scènes répétitives, son goût du trivial (l’omniprésence des sujets scatologiques, notamment), agacent autant qu’ils fascinent. À certains moments, l’impression d’assister à un film-caméscope familial brut – sans filtre ni ellipse – est troublante, voire étouffante. À d’autres, surgissent des fulgurances d’humanité, des éclats de vérité crue et touchante. On rit, parfois jaune, souvent par effet miroir.

C’est précisément ce positionnement bancal entre autofiction, satire douce et film-expérience qui constitue l’intérêt du film. Letourneur ne cherche pas l’élégance narrative mais la friction, la sincérité presque honteuse de nos existences désordonnées. Elle capte cette vacance familiale où il « ne se passe rien » mais où « tout se passe » en creux : tensions de couple, fatigue maternelle, quête d’indépendance de l’enfant, mutisme masculin… Tout cela, entre une glace fondue et un siège auto mal fixé.

Bien sûr, tout le monde n’adhérera pas à ce regard, ni à cette forme volontairement désarticulée. D’aucuns pourront vite s’emmerder… devant la vacuité d’un film sans intérêt ; d’autres sympathiseront avec une œuvre tendre, drôle et mélancolique, qui ose filmer l’insignifiance avec respect et humour. Il se passe rien dans ce film, il s’y passe tout… Entre ces deux pôles, se dessine peut-être l’ambition cachée de Letourneur : faire du cinéma un espace de résonance avec nos souvenirs les plus flous et les plus intimes. Paru réussi ? Partiellement.

L’Aventura est une proposition exigeante, à la frontière du documentaire, de la comédie expérimentale et du théâtre familial improvisé. Ni feel-good movie ni satire frontale, c’est une errance douce et rugueuse, comme ces étés qui laissent des traces plus profondes qu’on ne voudrait se l’avouer.