« Mourir la belle affaire. Mais vieillir… Ô vieillir » chantait Jacques Brel. Ces paroles, Ceux qui me restent, BD toute en finesse de Damien Marie et Laurent Bonneau, les illustre parfaitement. Quand le silence vaut plus que la parole, le dessin raconte l’indicible.
ALZHEIMER ! Il faut franchir le pas. Oser. Inscrire le mot en haut de la page. Premier mot de la chronique. Une manière d’assumer. Car la BD est un art magique qui permet de tout raconter en jouant avec les mots, les images, en faisant appel à l’imaginaire. Même la pédophilie, autre sujet difficile, avait été traitée en album avec une sensibilité remarquable (*). Il suffit d’avoir suffisamment d’affectivité et de talent pour aborder des thèmes aussi lourds. Ces qualités Damien Marie pour le scénario et Laurent Bonneau pour le dessin les possèdent et traitent de la plus juste des manières cette terrifiante maladie : l’oubli des visages des êtres aimés, de ceux avec qui l’on a vieilli.
De ces horribles moments les auteurs ont su rendre la difficulté en évitant le pathos et le voyeurisme par un récit subtil, chahutant la chronologie comme elle l’est dans la tête de Florent âgé de 70 ans. Florent a perdu sa femme très tôt, trop tôt. Et, comme sur le bateau qui les ramène chez eux, il va perdre peu à peu sa fille Aurélie, la perdre de vue, la perdre dans la vraie vie et enfin la perdre dans sa mémoire. Jusqu’à ce jour où, la maladie lui laissant quelques moments de lucidité, il va partir à sa recherche. Au-delà des reproches réciproques, des manques affectifs, le récit subtil va reconstituer cette quête commune de deux êtres pour se retrouver avant qu’il ne soit trop tard.
Le scénario laisse la place aux silences, à la respiration syncopée de Florent recroquevillé sur son fauteuil, aux mots d’amour que ni le père ni la fille n’ont jamais su prononcer quand ils avaient encore le temps. Un silence qui encombre la mémoire et envahit l’espace. Alors c’est la couleur somptueuse qui remplace la parole manquante, c’est le jaune qui assure la transition des années, qui fait office de mémoire. Le jaune du ciré de la petite fille et le jaune de son pull à col roulé quand elle est devenue femme, qui va jusqu’à emplir une double page comme un éclair de lumière éclairant l’essentiel.
Le dessin est pertinent et l’utilisation de tous les procédés graphiques participe à la justesse du scénario. Couleur dominante changeante pour marquer les allers-retours dans la mémoire, effets de flou et de netteté, rupture de mise en page, fusain monochrome en larges aplats rendent compte avec justesse du réel et de l’imaginaire, du passé et du présent. Des ruptures dans la tête de Florent.
À l’unisson, le trait fin et subtil permet, sur une même page, de montrer le visage magnifique de Florent, jeune papa, ou, quarante ans plus tard, marqué par les rides et le regard vide. Cette BD n’est donc pas seulement une BD sur la maladie mais aussi une histoire sur le temps qui passe, sur les faits marquants d’une vie qui tiennent toujours de l’amour.
Dans l’histoire, l’océan est dessiné comme une métaphore de la vie. Florent va passer ainsi d’un paquebot stable et encombré à un canot solitaire ballotté par les flots. L’histoire ne montre pas la dérive de l’embarcation. Elle garde le silence et cache l’image. Telle est la force de cette BD qui s’arrête à chaque page au bon moment. Une BD pudique et sensible à laisser à portée de main dans la bibliothèque. Pour ne pas l’oublier.
BD Ceux qui me restent Damien Marie et Laurent Bonneau, Bamboo Éditions, collection Grand Angle, 152 p., 21, 90€
(La BD est parue en septembre 2014 mais elle demeure présente sur les étagères de toutes les bonnes librairies)
(*) Pourquoi j’ai tué Pierre de KA/Alfred, Éditions Delcourt : une BD exceptionnelle toujours éditée. Un classique.