Comme un roman, la Bande Dessinée peut raconter la vie et ses souffrances. La BD Le Perroquet comme celle intitulée Écumes disent par le dessin la volonté de maintenir la vie au-dessus de tout. Pudique et paradoxalement énergique.
Il est des souffrances indicibles. Des douleurs que les paroles ne peuvent exprimer. Et pourtant il faut un jour les dire : les mots pour soigner les maux. À défaut de les écrire, on peut alors les dessiner : dessiner les angoisses, les craintes, les malheurs. Dans l’incipit à la BD Le Perroquet de Espé, son mari, « K » écrit : « Enfance ça rime avec innocence ou encore insouciance. Et parfois aussi avec souffrance, fulgurance ou méfiance. Mais chut ! Surtout ne pas en parler. Tout garder, toujours et à jamais ». Ou alors poursuit-elle : « Avancer et, un jour, parvenir enfin… dire ». Deux remarquables BD ont décidé de rompre ainsi le silence destructeur. Toutes deux ont en commun de dire le malheur avec retenue et sobriété pour l’exorciser et l’éloigner.
Dans Le Perroquet, Espé n’hésite pas. Il va droit au but, sans avertissement, sans diversion. À la première page, on sait que Fabien a grandi dès sa naissance avec une mère malade dont le cerveau est resté « coincé sur OFF », atteinte plus exactement de « troubles bipolaires à tendance schizophrénique ». Comment grandir sans ce soutien affectif, confronté à un monde extérieur dont il faut par ailleurs apprendre, comme tous les enfants, les codes ? Par chapitres, le plus souvent monochromes, l’auteur nous offre ce chemin dont les premiers souvenirs datent de l’âge de huit ans. Vue à travers le prisme d’un enfant, l’incompréhension du monde s’ajoute à celle de son entourage. Être malade sans maladie apparente : seul le père de Fabien comprend les angoisses de sa femme. En vain. Espé dévoile tout : la camisole de force, la violence des mots, des gestes, des cris. Par cette transparence et en disant la souffrance par des couleurs et des dessins, Espé nous associe à son destin et à sa renaissance, car si ces pages sont lourdes, elles sont avant tout marquées par un amour puissant, celui réciproque d’un enfant et de sa mère. Un amour inatteignable, certes, mais suffisamment puissant pour offrir un épilogue heureux, comme si « Espé » était le diminutif d’Espérance.
Dans le même registre « Écume », montre combien l’expression de la douleur peut être adoucie avec les mots. L’histoire est celle d’Ingrid Chabbert. Celle qui va devenir auteure de livres pour enfants est amoureuse et heureuse. Avec sa compagne elle va donner naissance à un bébé, un magnifique bébé pour qui la chambre est déjà décorée, peinte. L’amour est plein et délié. En courbes, comme celles d’une grossesse. Mais la vie ressemble parfois à un chavirage et l’enfant ne verra jamais le jour. On marche ainsi sur une plage, droite, le regard confiant, léger comme le voile d’une robe qui flotte dans le vent. Le ciel est clair. Et brusquement le ciel rougeoie, la pluie se fracasse sur une mer qui vous engloutit, « parfois on se noie dans une mer à boire, aussi rouge qu’un cœur qui cesse de battre ». « Écumes » est cette histoire du bonheur de l’attente et du partage, de la terreur de la perte et de la volonté de remonter à la surface. Le lecteur suit avec pudeur cette longue et lente flottaison qui n’hésite pas à montrer les moments les plus douloureux. Pour illustrer ce récit, il fallait choisir une dessinatrice capable de mettre des images réalistes, mais aussi pudiques sur ce drame intime.
Carole Maurel avait démontré récemment ce talent dans la BD Collaboration Horizontale (Voir notre article). Reprenant son dessin léger, elle met en scène à la perfection la métaphore illustrée, utilisant à plein le jeu de couleurs pour coller aux joies et aux douleurs. Les couleurs vives du début font place à la grisaille du drame. Mais peu à peu, comme une tache de peinture qui s’étend, la couleur va revenir sur un petit carnet de notes où s’écrit lentement un récit entamé pour l’enfant à naître. Le violet va faire place à l’orange, au vert, et le rouge va s’acoquiner avec le bleu. Comme dans un cahier de coloriages, les traits vont s’emplir de l’arc en ciel. Le ton est juste. Il dit tout : les réunions communes avec une psy, les nouveaux premiers sourires, les nouvelles premières bulles de champagne, le premier livre pour enfant. La vie. La nouvelle. Celle d’après.
La romancière britannique George Eliot écrivait : « L’art est une chose plus proche de la vie, une façon d’amplifier et d’étendre le contact avec notre semblable au-delà des limites de notre sort personnel » (1). Avec ces deux BD très personnelles, deux scénaristes nous montrent leurs souffrances qui nous amènent à aller au-delà de nos propres vies. Avec pudeur et retenue. Avec talent.
Le Perroquet, Espé, Éditions Glénat,154 pages, 19€50
Écumes, Ingrid Chabbert (scénario) et Carole Maurel (dessins). Éditions Steinkis, 84 pages,17 €
(1) Citée par Nancy Huston dans son article « Religion du roman » publié dans le numéro 157 du 31 Mai du journal « Le 1 » consacré au pouvoir des romans.
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Espé est né en 1974 à Mazamet dans le Tarn. Tout petit déjà, il s’essaie au 9e art en s’inspirant de ses héros : Serval, Daredevil et autres super-héros. Sur les conseils de ses parents du type «Passe ton Bac d’abord !», il se dirige un temps vers une filière scientifique et obtient un bac D. C’est alors qu’il décide d’imposer son choix et qu’il intègre l’École des Beaux-Arts de Toulouse. Là, il participe à sa première expérience fanzinesque en créant Broute, l’occasion pour lui de rencontrer plusieurs auteurs de la région toulousaine tel que Aris. Diplôme en poche, il fait un bref détour par le design industriel avant de retourner à ses premières amours. Il dessine d’abord pour le compte des éditions Petit à Petit avec lesquelles il collabore à trois collectifs puis à Paroles de Taule sous l’œil bienveillant de Corbeyran. La suite ? L’association aussi audacieuse que réussie des peintures d’Ugarte et des dessins d’Espé pour Le Territoire. Cet album atypique est une véritable galerie dédiée au genre fantastique et reste une preuve que la bande dessinée est un médium ouvert à toutes les possibilités graphiques.
Texte © Delcourt
Carole Maurel travaille depuis 7 ans dans le domaine de l’audiovisuel en tant qu’animatrice et graphiste. Découverte dans le cadre d’un concours de webtoons, elle signe avec « Comme chez toi » un album humoristique sur la colocation entre filles, chez KSTR. En 2016, paraît « Luisa, ici et là » chez La Boîte à Bulles et « L’Apocalypse selon Madga », le premier album cette fois pour la scénariste Chloé Vollmer-Lo (Delcourt). En 2017, sortent deux albums : « Collaboration Horizontale » avec la scénariste Navie et « Écumes » dont le récit est signé Ingrid Chabbert.
Carole Maurel sera présente lors du salon Livr’à Vannes (Levr e Gwened) qui se tiendra du 9 au 11 juin sur le site du Jardin des remparts à Vannes
Ingrid Chabbert est née en 1978 en Aveyron et vit aujourd’hui à Carcassonne. Elle écrit depuis sa plus tendre enfance, partout et sur n’importe quoi. Elle n’a pas fait d’études de lettres mais jouer avec les mots, parler de la vie aux enfants, c’est sa passion. Son tout premier album jeunesse est paru en 2010. Depuis, c’est près d’une trentaine de titres qui ont vu le jour.