Hugo Clément n’en est plus à son coup d’essai lorsqu’il s’agit de mettre en récit la crise écologique. Avec Le paradoxe de l’abondance, co-scénarisé avec Vincent Ravalec et dessiné par Dominique Mermoux, le journaliste transpose en bande dessinée une enquête sur l’agriculture industrielle, ses ravages et les chemins de traverse qui s’inventent déjà sur le terrain. Publiée chez Dargaud à l’automne 2025, cette BD documentaire s’inscrit dans la lignée de Le Théorème du Vaquita : un format grand public, très accessible, pour traiter de sujets qui, sur le papier, pourraient sembler arides.
Une enquête en BD au cœur de l’agro-industrie
Le point de départ est désormais bien connu. Nous n’avons jamais produit autant de nourriture, mais cette abondance repose sur la destruction des conditions mêmes de notre subsistance – sols épuisés, nappes polluées, biodiversité laminée, santé publique fragilisée. C’est ce paradoxe, largement documenté par les sciences agronomiques et l’écologie politique, que la BD met en scène de façon pédagogique. Les textes de présentation de l’éditeur sont clairs. L’album se veut tout à la fois investigation dans les coulisses de l’agro-industrie, mise en perspective historique et carnet de solutions.
AU plan narratif, Hugo Clément se met lui-même en scène, dans une tradition désormais bien installée de la BD de reportage. On le suit dans les fermes usines, les abattoirs, les serres éclairées en pleine nuit, les bassins débordant de lisier, mais aussi chez des paysans qui expérimentent d’autres voies : polyculture-élevage, agroforesterie, circuits courts, pratiques d’agroécologie. Le livre reconstitue la trajectoire qui mène de l’agriculture paysanne à l’agriculture industrielle avec la litanie de mécanisation, dépendance aux intrants chimiques, spécialisation régionale, financiarisation des exploitations.
Le propos reste très lisible pour un lectorat néophyte? Chaque étape du grand basculement agricole est expliquée, resituée dans l’histoire économique d’après-guerre et reliée à des exemples concrets tels que les algues vertes, standardisation des produits, maltraitance animale banalisée, maladies liées aux pesticides, etc. Le lecteur comprend vite que l’album vise d’abord un public large, y compris adolescent, qui n’a pas forcément lu les gros essais sur la PAC ou sur le capitalisme agroalimentaire.
La force du médium, une pédagogie par l’image
L’un des atouts majeurs du livre tient au dessin de Dominique Mermoux. À l’aquarelle, dans une palette plutôt douce, il accompagne un texte dense sans jamais perdre en lisibilité, voire même en le rendant plus digeste.
Nous sommes ici dans une tradition française où la BD documentaire adulte est pleinement reconnue. On pense à Un monde sans fin de Blain et Jancovici ou aux enquêtes graphiques sur le climat, les pesticides, les océans, que les éditeurs multiplient. Le Paradoxe de l’abondance s’inscrit dans ce paysage en proposant une forme moins humoristique, plus sobre, presque classique avec peu de gags, peu de décalage, mais un déroulé limpide qui privilégie la clarté à l’ironie. Certains lecteurs pourront regretter l’absence de cet angle décalé qui a fait le succès d’autres titres, mais ce choix de sérieux assumé rend aussi l’ouvrage facilement utilisable en contexte scolaire ou dans un cadre de médiation.
Un « journalisme de solution » assumé
Le livre ne se contente pas de dresser un réquisitoire contre l’agro-industrie. Dans la continuité des engagements publics d’Hugo Clément, il revendique un « journalisme de solution » qui s’attaché à montrer les dégâts, certes, mais aussi faire exister, en pleine page, les paysans qui résistent au modèle dominant et inventent d’autres systèmes alimentaires. L’album met en lumière « des paysans qui nous montrent la voie pour construire un système alimentaire durable ».
Ce parti pris est précieux à l’heure où beaucoup de lectures écologiques laissent le lecteur tétanisé. Les témoignages d’agriculteurs et d’agricultrices, les scènes de fermes diversifiées, de sols regarnis de vie, de voisinages réconciliés avec leurs campagnes, donnent un visage à la transition agroécologique. Le livre rappelle aussi que les marges d’action ne se situent pas uniquement chez les producteurs. Le consommateur est invité à considérer sa carte bancaire comme un « bulletin de vote » répété plusieurs fois par jour, idée largement partagée par les mouvements de consommation responsable.
On peut discuter ce cadrage, qui a parfois tendance à individualiser la responsabilité, mais il a au moins le mérite d’articuler systèmes et gestes quotidiens qui sont les politiques publiques absurdes, stratégies des multinationales, mais aussi choix alimentaires, circuits de distribution, rapports de force locaux…
Une BD utile, mais pas exempte d’angles morts
Parce qu’il est signé par une figure médiatique très identifiée comme militante écologiste, Le paradoxe de l’abondance ne fera évidemment pas l’unanimité. Les réactions émanant de milieux proches de la FNSEA ou d’une partie du monde de l’élevage extensif reprochent déjà à Hugo Clément de plaider un procès à charge contre l’élevage en général, dans une perspective jugée trop proche du véganisme ou de l’antispeciesisme. Le livre ne nuance pas toujours assez la diversité des agricultures. Entre la ferme-usine hors-sol et les petites exploitations familiales, il existe toute une gamme d’acteurs, de compromis, de trajectoires contraintes par les dettes, les normes, les marchés. C’est vrai.
Par ailleurs, en 160 pages, l’ouvrage ne peut évidemment pas tout couvrir. Les mécanismes lourds de la Politique agricole commune, le rôle des accords de libre-échange, la question de la souveraineté alimentaire des pays du Sud, la dimension sociale (revenus paysans, conditions de travail dans les abattoirs, accès à une alimentation de qualité pour les plus pauvres) restent abordés mais sans analyse structurelle très approfondie. Le lecteur déjà familier de ces enjeux y apprendra peu de choses nouvelles. La force du livre tient davantage à la synthèse qu’à la révélation.
On peut enfin relever une tension qui traverse la BD. La lecture peut se révéler anxiogène, tant le constat sur l’état des sols, de l’eau, de la biodiversité et de la santé publique est sombre, alors même que les marges de manœuvre individuelles apparaissent limitées. Le « journalisme de solution » ne suffit pas toujours à compenser l’ampleur du désastre décrit…
Un outil de médiation utile
En France, où la BD adulte est un médium culturel fort, un tel album constitue un outil de médiation de premier ordre. Il peut circuler dans les bibliothèques, les CDI de lycées, les associations, les collectifs citoyens, les familles. Il permet de lancer des discussions au sujet de ce que nous mangeons, des paysages qui nous entourent, sur la condition animale, sur les métiers agricoles, sans passer par un pavé universitaire ou un rapport technique.
En ce sens, Le paradoxe de l’abondance n’est ni la somme définitive au sujet de l’agriculture industrielle, ni un manifeste révolutionnaire. C’est une porte d’entrée exigeante mais lisible qui met à profit la culture française du roman graphique documentaire pour poser, en images, une question simple et vertigineuse : jusqu’où accepterons-nous que l’abondance apparente détruise les conditions mêmes de la vie ?
Pour qui souhaite animer des débats sur l’agriculture intensive, sensibiliser des publics jeunes, ou simplement mettre des images sur des enjeux souvent abstraits, cette BD remplit pleinement son rôle. À condition de l’accompagner d’autres lectures – essais, enquêtes, travaux de chercheurs, paroles paysannes diverses – elle peut devenir un support fécond pour penser ensemble la transition agroécologique, loin des caricatures et des slogans.
Titre : Le paradoxe de l’abondance
Auteurs :
– Scénario : Hugo Clément et Vincent Ravalec
– Dessin : Dominique Mermoux
Éditeur : Dargaud
Collection : Documentaire / Enquête graphique
Date de parution : octobre 2025
Format : Bande dessinée – Roman graphique
Pagination : 160 pages
Dimensions : 22,6 × 29,5 cm (format BD grand public)
ISBN : 978-2205214765
Prix public : 22,95 €
Impression : Couleur
Public : Adolescent – Adulte
Thèmes :
– Agriculture intensive
– Environnement, biodiversité, pollution
– Transition agroécologique
– Condition animale
– Histoire de l’agriculture moderne
– Alternatives paysannes / agroécologie
Particularités :
– Enquête journalistique dessinée
– Nombreuses scènes de terrain
– Documentation approfondie
– Vulgarisation accessible à un large public
