L’odeur des garçons affamés de Peeters et Loo Hui Phang : un titre énigmatique qui colle bien à une BD inclassable, même si elle possède les ingrédients du western. En apparence seulement…
Érotique : un peu. Fantastique : souvent. Pathétique : parfois. Épique : assurément. Onirique : totalement. Mais surtout atypique ! Cette BD, inspirée du genre western ne ressemble à rien d’autre et tranche dans toutes les productions de ce type, même si le genre se renouvelle constamment depuis plusieurs années (voir notre article sur Sykes).
Pourtant dès le début de l’album les codes attendus sont présents. À la fin de la guerre de Sécession, un curieux équipage disparate parcourt les vastes étendues de l’Ouest pour le compte d’une mystérieuse société soucieuse de préparer un Nouveau Monde. Un photographe irlandais est chargé de fixer les paysages et les indigènes. Un ingénieur cynique recense notamment les populations inutiles et à éliminer. Un jeune garçon de ferme les accompagne semblant posséder des dons particuliers. On pense au dentiste et à l’équipage du film « Django » de Tarantino tant dans la forme que dans l’aspect farfelu et illogique de leur pérégrination. Mais on croise aussi de magnifiques chevaux qui donnent le pouvoir à qui sait les apprivoiser, un mystérieux indien au bracelet d’or et à la pipe fumante qui par son mutisme et ses apparitions soudaines surgit du néant comme un spectre. Les Commanches sont menaçants comme prévu. Les paysages ressemblent aux paysages de Monument Valley. Il manque juste un saloon et un méchant éleveur.
Et pourtant au fur et à mesure des pages, le lecteur ressent un sentiment étrange qui éloigne sa lecture des habitudes. Les trois personnages, qui sont épiés par un spectre de noir vêtu, apparaissent rapidement comme double et détiennent chacun des secrets inavouables. De mystérieux rêves, magnifiquement dessinés, qui sortent de la bouche du photographe comme de la gaze, conduisent peu à peu le récit vers un univers fantastique, un univers qui va prendre de plus en plus d’espace et conduire la trame du récit vers le surnaturel et l’étrange. Les dessins de Peeters, avec une mise en couleurs superbe notamment pour les scènes de nuit et les éclairages d’ambiance, participent à créer à partir de scènes bien réelles un monde onirique qui s’affirme. On hésite alors, comme les personnages entre deux mondes, celui d’hier et celui à venir. Celui d’hier c’est celui des cow-boys, des nordistes et des sudistes, du chamanisme, des chasseurs de primes. Le monde de demain est à construire : ce sera celui de la photo, de l’extermination des Indiens occupant des terres convoitées, des profits futurs recherchés. Et la BD se met ainsi à osciller dans une atmosphère étrange et déstabilisante.
Le surnaturel, à défaut de socle solide, assure le lien enterrant le passé et annonçant le futur. Nos personnages sont pris entre deux feux. L’ingénieur rêve de ce nouvel espace où ces fantasmes d’un monde dominé par les hommes et le pouvoir pourraient s’épanouir. Le photographe voit dans cet univers, un moyen de se réfugier, un lieu où il pourra enterrer ses secrets plus ou moins avouables et vivre son homosexualité. Autour d’eux, les paysages encore inviolés et magnifiquement dessinés sont les témoins, et l’enjeu de ces combats.
On le comprend rapidement, cette BD échappe au classicisme habituel. Porteuse de symboles, elle peut, comme un Mustang, désarçonner et laisser le lecteur habituel sur le bord du chemin. Les sujets sont multiples, parfois d’actualité, et les portes d’entrée nombreuses. Le western n’est qu’un prétexte et Peeters n’abandonne ici le domaine de la science-fiction qu’en apparence. Car comme chacun sait les apparences sont trompeuses. Et cet album est diablement trompeur pour le lecteur qui accepte de lâcher prise.
L’odeur des garçons affamés, Casterman, Dessin : Frédérik Peeters. Scénario : Loo Hui Phang. 112 pages, 18,95 €. Ebook : 13,99 €
Édition collector limitée à 2 200 exemplaires
144 pages – 24.2 x 32.2 cm
Couleur – Relié 39,00 €
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Frederik Peeters : Né à Genève le 14 Aout 1974
– Diplôme de communications visuelle, ESAA, en 1995 Genève
– 2007 : Prix “Essentiel” au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême 2007.
– 2004, 2005 et 2006, Frederik Peeters est nommé pour le prix du meilleur album et dernièrement pour le prix de la série au festival d’Angoulême.
– 2002 : Prix Bédélys Découverte – Librairie Monet
– 2001 : Prix Rodolphe Töpffer pour Pilules Bleues
– 1995 : 1er prix du Concours des ” Nouveaux Talents “, Festival de Sierre.
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Loo Hui Phang naît au Laos en 1974 et grandit en Normandie. Auteur, elle partage son temps entre le scénario de bande dessinée (Panorama avec Cédric Manche, Prestige de l’uniforme avec Hugues Micol, Les enfants pâles avec Philippe Dupuy, etc.), le théâtre, la littérature, le cinéma, les performances et la conception d’installations immersives pour lesquelles elle collabore de grands illustrateurs (Blexbolex, Ludovic Debeurme).