Quand un ouvrage est encore édité près de 10 ans après sa parution initiale, c’est que l’œuvre est essentielle. La BD « Pourquoi j’ai tué Pierre » primée à Angoulême en 2007 fait partie de ces ouvrages référence que tout amateur de roman graphique se doit de posséder. Il n’est jamais trop tard pour bien faire.
C’est comme une nappe noire, une nappe de goudron, une nappe de mazout qui dérive. Elle s’étend et se glisse jusque dans les pages centrales de la BD, couleur essentielle qui sert à masquer l’indicible, l’innommable. Elle part d’un des deux visages de la couverture, celui de Olivier Ka, pour inonder des cases où l’obscurité presque totale permet d’évoquer sans montrer. Le noir est aussi la couleur du deuil, du deuil de l’enfance.
Car il s’agit bien d’un drame de l’enfance qui est évoqué ici, celui de la pédophilie. Dans ce récit autobiographique, Olivier grandit dans un monde divisé, celui de parents babas cool, et de grands-parents (à peine dessinés) rigoristes, catholiques. Cette dualité est essentielle pour comprendre l’attitude de l’enfant perdu dans un monde sans repère où la volonté principale est de faire plaisir à tous sans déplaire aux autres. Que choisir entre un Dieu affirmé et tout puissant et un monde sans croyance ? Entre des grands-parents qui dénoncent ceux qui se touchent le zizi et des parents qui pratiquent l’amour libre ? Qui croire ? À qui se confier ? À ces questions, la mère ne répond pas, laissant dans la tête de l’enfant puis de l’adolescent un vide sidéral perturbant sa relation avec les adultes. Aussi quand Pierre, prêtre baba cool, rondouillard et rigolard, qui réunit les deux mondes, devient son « copain » lors d’une colonie de vacances, Olivier vit ses contradictions qui le paralysent.
Où est le bien ? Le mal ? Tout devient noir. Et les auteurs réussissent magnifiquement, par 54 cases carrées à l’identique, tirées au cordeau, à percer cette noirceur en laissant les nécessaires parts d’ombre. En racontant l’histoire dès les premiers souvenirs jusqu’à « l’assassinat » (au sens freudien du terme) de Pierre, Alfred et Olivier Ka déroulent le fil d’une véritable psychothérapie. Sur une éducation instable, sans point de repère, un traumatisme sexuel prend des proportions importantes, perturbant l’équilibre de l’enfant devenu adulte. Pierre fait désormais partie de la vie d’Olivier d’une manière inextricable comme le montre brillamment la couverture où se conjuguent les deux visages qui se complètent et s’opposent.
Cette évolution, on la vit grâce à une franchise totale, à une narration qui va à l’essentiel, avec pudeur, mais aussi avec réalisme. Le sordide n’a pas sa place et le dessin de Alfred, ami de Olivier Ka, retranscrit par des moyens graphiques multiples les différents états d’âme d’Olivier. Les couleurs pures et gaies, la simplicité du trait magnifient les paysages qui entrent dans l’histoire et pénètrent le comportement de chacun.
Le rose explose pour la naissance d’un enfant. Le rouge et le noir diabolisent les cauchemars. Les séquences sombres succèdent aux séquences lumineuses avec chacune leurs codes couleur, leurs procédés graphiques spécifiques. Les aplats contrastés cohabitent avec des photos solarisées. La qualité des silences dessinés laisse ainsi la place aux pensées devinées d’Olivier, mais aussi à celles du lecteur, car les auteurs présents tous deux dans l’histoire nous associent à leur narration qui devient notre histoire commune. Parties prenantes, on est touchés par le mal-être d’Olivier, amusés parfois par sa naïveté et on va avec lui jusqu’au bout du chemin final, comme un assassin, ou une victime, revient sur les lieux du meurtre. Cette histoire personnelle, individuelle, unique, pourrait prêter à la caricature. Tous les archétypes (prêtre pédophile, colonie de vacances) sont réunis et pourtant nous sommes très loin des simples comptes-rendus de faits divers dans les quotidiens. Comme avec Christine Angot, l’autofiction seule nous permet d’appréhender des événements que la simple description de faits ne peut saisir.
Finalement, il n’y a pas que Pierre qui est tué par Olivier, mais aussi une éducation où la sexualité débridée masque des défaillances affectives. Où la religion dresse des interdits traumatisants. Où l’enfant ne dispose d’aucun modèle stable, d’aucune référence. Pas de procès pour autant, mais simplement un constat, un bilan et une compréhension des faits pour aider à avancer de nouveau. C’est à la reconstruction d’un homme à laquelle nous assistons avec des étapes datées, graduelles.
Il fallait un double talent pour réussir cette BD ambitieuse. Alfred et Olivier se comprennent, se complètent, mais quand la fin de l’histoire arrive, c’est Olivier, seul, qui doit la clôturer. Alfred substitue alors partiellement la photographie à son dessin. Une manière de s’éloigner et de laisser son ami régler ses comptes avec son passé, son histoire. De « tuer » Pierre avec la nature comme unique témoin. Une manière d’éloigner le lecteur de ce que désormais il comprend, mais qu’il ne peut entendre. Une dernière marque de pudeur. À l’image de ce magnifique ouvrage.
BD Pourquoi j’ai tué Pierre, Scénario : Olivier Ka, Dessins : Alfred, Coloriste : Henri Meunier, Collection Mirages, Éditions Delcourt, 112 pages, 15,50 €
Cette BD a été éditée une première fois en septembre 2006 (à noter une édition spéciale émise lors des 25 ans des éditions Delcourt). Alfred a été primé de nouveau à Angoulême en 2014 avec l’album « Come Prima ».