L’usage des mots est essentiel en politique. Utilisés de manière mécanique, ils peuvent signifier tout et son contraire. Dans sa BD Servir le peuple, Inker démontre comment des mots révolutionnaires peuvent, à l’identique, être des mots de la contre-révolution. Voyage au pays de Mao : passionnant et effrayant.
Le Petit Livre Rouge est un livre pour la révolution. Il a été écrit par Mao Zedong.
Le grand livre rouge Servir le peuple est un livre contre révolutionnaire. Il est dessiné par Alex.W. Inker.
Pourtant, ce dernier n’aurait pu exister sans le premier. Directement inspiré du roman éponyme de Yan Lianke, Servir le peuple raconte l’histoire de Petit Wu, très modeste paysan chinois, qui engagé par des promesses faites à sa mère, à son « père » comptable et beau-père, à sa femme, à son instructeur, à son pays, veut progresser dans la hiérarchie militaire et dans celle du Parti en qui il place tous ses espoirs. Servir le peuple devient son mode de pensée et sa clé pour ouvrir les portes de son ascension.
Briller en servant le peuple, et donner sa lumière et sa chaleur ceux qu’on sert avec la même dévotion qu’on doit à ses parents.
Paysan modèle, militaire modèle, il ne se pose aucune question quant au bien-fondé de sa pensée. Un jour, devenu ordonnance d’un colonel, parti pour deux mois de sa maison, resté seul avec la jeune épouse du militaire, il va continuer logiquement à suivre la maxime sacrée en obéissant et en assouvissant tous les désirs de l’épouse.
Alors je t’ordonne de te mettre tout nu ! Pour servir le peuple, déshabille-toi.
Commence alors, par le double langage et le double sens des mots, une formidable déconstruction d’une idéologie fondée sur le pouvoir d’injonctions qui, prises au pied de la lettre, peuvent devenir contradictoires. L’absurdité règne alors en maître et finit dans une démesure totale de sacrilèges en sacrilèges.
Yan Lianke, qui a vécu de l’intérieur ce cheminement puisqu’il fut lui même militaire et écrivain officiel de l’armée avant d’être censuré pour des écrits jugés subversifs, raconte à merveille ce processus d’abêtissement propre à toute dictature. Pris dans un engrenage où la réflexion est d’abord absente, le Petit Wu s’approprie alors ses mots, mille fois répétés, pour laisser libre cours à ses véritables envies. Les tabous sont renversés les uns après les autres dans une nouvelle logique qui échappe à la pensée officielle. La statuette de Mao est brisée par la revanche d’un air de liberté. Dans un huis clos oppressant, le Petit Wu et la femme du colonel jouent la partition d’une véritable tragédie shakespearienne. Les cases silencieuses rendent l’ambiance sourde et le grand talent d’Alex W.Inker est de restituer la théâtralité du récit par des personnages raides, larmoyants à l’excès avec des expressions figées et excessives, à la manière d’un drame japonais. S’appropriant tous les styles graphiques, Inker abandonne le noir et blanc somptueux de son remarquable Panama Al Brown, pour griffer les pages de couleurs révolutionnaires dominées par le rouge et le vert. On croirait regarder des estampes chinoises que magnifie une fin dramatique et forte.
Poursuivant sa politique éditoriale d’adaptations en BD d’œuvres littéraires plus ou moins connues et d’objets uniques et soignés (les couvertures sont superbes), Sarbacane défriche avec succès des récits que le talent des dessinateurs enrichit. Si voulez, à votre tour servir le peuple, lisez cet ouvrage ! Ou pas…. Car n’oubliez jamais que les mots peuvent avoir un double sens.
BD Servir le peuple. Scénario et dessin d’Alex W. Inker d’après le roman de Yan Lianke. Éditions Sarbacane. 216 pages. 28 €. Couverture cartonnée soft touch, or à chaud.
L’illustrateur ALEX W. INKER
Diplômé en 2006 de l’Institut Saint-Luc de Bruxelles en Bande dessinée, et titulaire d’un Master 2 de cinéma. En plus de son activité de dessinateur auteur, il a été professeur à l’université de Lille 3 où il enseignait les liens entre cinéma et BD. Il est l’auteur talentueux des très remarqués APACHE en 2016 et Panama Al Brown (plus de 6000 ex. vendus), deux BD publiées chez Sarbacane. Il vit à Lille.
L’auteur Yan Lianke est né en 1958. Il s’engage dans l’armée pour échapper à sa condition de paysan, puis débute sa carrière d’écrivain en 1978. Ses romans et ses nouvelles lui ont valu d’obtenir de nombreuses récompenses littéraires, parmi les plus prestigieuses.