Cartographie de l’oubli : le premier roman du français Niels Labuzan commence avec un superbe titre et se poursuit avec un plaisir similaire. Cartographie de l’oubli, publié aux éditions Jean-Claude Lattès, révèle une histoire méconnue : celle du sud-ouest africain allemand. On suit donc les parcours croisés d’un soldat allemand, Jakob, à la fin du XIXe siècle, et celui d’un jeune métis namibien, en 2004. Au-delà du divertissement propre au roman dit historique, Niels Labuzan propose, entre les lignes, une réflexion intense sur l’historiographie et notre modernité.
L’histoire commence en 1889 dans l’actuel Lüderitz, en Namibie. La conférence de Berlin a déterminé le partage et la division de l’Afrique entre les grandes puissances colonisatrices en 1884 et 1885. Le sud-ouest africain allemand constitue donc une jeune colonie. Jakob Ackermann est alors un jeune soldat allemand lorsqu’il débarque avec d’autres hommes. Pour eux, la civilisation reste à bâtir. On suit ce personnage au cœur des ténèbres, notamment jusqu’au massacre des Hereros en 1904, considéré par certains historiens comme le premier génocide du siècle dernier. En parallèle, le lecteur suit le narrateur-personnage : un métis namibien qui, s’il n’écrit pas l’Histoire comme Jakob, tente de la comprendre. Cette histoire contemporaine se passe quant à elle en 2004, à l’occasion d’une commémoration sur le massacre des Hereros.
Niels Labuzan, né en 1984, ne raconte pas tant l’Histoire que la manière dont elle se construit et se transmet. Il ne cartographie pas un pays, ou une mémoire, mais bien l’oubli. Ce récit de la colonisation africaine, il la saisit dans les marges. Par elle, il entend dépeindre aussi la naissance de la modernité et des catastrophes du siècle dernier. La partie sur la colonisation croise les personnages fictifs (Jakob Ackermann) et réels (le général Lothar Von Trota). La partie contemporaine autorise un dédoublement réflexif. En somme, Cartographie de l’oubli répond, par ces deux critères, à la définition de la métafiction historiographique de Linda Hutcheon, dont on trouvait déjà l’expression chez Victor Hugo, par exemple dans Notre-Dame de Paris.
La rentrée littéraire 2016 le prouve une nouvelle fois : le genre historique est dans l’air du temps. Cartographie de l’oubli a le mérite de tourner autour d’une histoire événementielle pour en déployer tant les causes que les possibles conséquences. Dans une époque saturée par le concept de mémoire, l’idée de saisir la grande Histoire par la tangente est une gageure. Car si la dernière date du livre remonte à 1928, c’est bien parce que Niels Labuzan entend retrouver dans cette colonisation allemande les racines du IIIe Reich. En cela, son roman s’avère très proche de celui d’Aleksandar Hemon, Le projet Lazarus : là aussi, une narration alternée réfléchit deux histoires, l’une passée, l’autre contemporaine.
Niels Labuzan, dans ce premier roman, ne s’enferme pas pour autant dans un roman à thèse. S’il affirme une écriture particulière de l’histoire, il atteste également d’un style original. Les ellipses temporelles font la démonstration d’une histoire à deux vitesses, parfois lente et détaillée, ailleurs rapide et accélérée. Cartographie de l’oubli déploie certes une écriture simple pour le lecteur : néanmoins, la permanence de la réflexion lui octroie une profondeur qui marquera cette rentrée littéraire. En un mot, Cartographie de l’oubli se pose en page-turner intelligent. Au-delà, le roman constitue une invitation au voyage. Le travail sur la couleur et la justesse des expressions participe grandement à cette réussite. Niels Labuzan nous offre ici une occasion rêvée de poursuivre notre réflexion sur l’Europe comme sur l’Afrique, la colonisation, le statut de la mémoire et la valeur de l’histoire. Voilà donc un cartographe littéraire qui promet sans doute, à l’avenir, d’autres tristes tropiques à découvrir !
Ludwig se concentre, comme si on abordait quelque chose de plus important que la simple colonisation en Afrique. « Tu peux me parler des liens avec le IIIe Reich. Tu es contre l’idée d’isoler ce régime de toute continuité historique ?
– Je dis que le rôle de certains dans le gouvernement du Sud-Ouest africain a influencé l’histoire politique du pays. Qu’il y a des sources, des racines, et qu’elles sont profondes.
– Je vois. » Pour la première fois, Ludwig n’a pas l’air complètement d’accord avec ce que je dis. Pour avoir vécu en Allemagne, je sais qu’il faut traiter la question avec délicatesse.
Je lui parle de l’héritage de Lothar von Trotha et de sa politique, de la descendance du gouverneur Göring, de l’influence du docteur Fischer, il y a aussi Franz Ritter von Epp… (p. 485-486).
Niels Labuzan Cartographie de l’oubli, éditions Jean-Claude Lattès, 522 pages, 20 €