Charonne-Bou Kadir, 1961-1962, Une enfance à la fin de la guerre d’Algérie
L’histoire de la guerre d’Algérie n’a de cesse de s’écrire ces dernières années. Plus de 50 ans après les accords d’Evian, beaucoup de livres et films abordent ce sujet, toujours brûlant, toujours polémique. Cette libération de la parole, cette quantité de documents de toutes sortes aujourd’hui disponible est éminemment appréciable, mais l’on s’y perd parfois. Le non-spécialiste peut avoir du mal à trouver son chemin, dans cette profusion de textes, d’images, de débats parfois contradictoires.
Jeanne Puchol propose un ouvrage sur la fin de la guerre d’Algérie, à la fois très ambitieux et facile d’accès – non parce qu’il s’agit d’une bande dessinée, il existe bien entendu des bandes dessinées très complexes, voire hermétiques. Ce livre atypique réalise trois objectifs au moins : livrer un témoignage personnel, celui de membres d’une famille, la sienne, directement et indirectement témoins de cette période trouble ; fournir un travail de synthèse très poussé en recoupant des sources variées sur les enjeux politiques et moraux de la fin de la guerre ; démontrer que la bande dessinée est un médium particulièrement adapté pour aborder l’Histoire.
En 1962, Jeanne Puchol a quatre ans. Elle vit, rue de Charonne à Paris avec ses parents. Aujourd’hui, autour d’un café, elle les interroge sur l’actualité d’alors. Ces derniers, d’origine pied-noir se souviennent des discours politiques, des attentats et des manifestations, tout particulièrement celle du métro Charonne le 9 février 1962 réprimée dans le sang, et à laquelle participa sa mère. Cette histoire familiale marque le parcours de Jeanne Puchol et a certainement influé sur l’esprit rebelle, frondeur et militant qui anime nombre de ces bandes dessinées depuis son premier album Ringard, paru chez Futuropolis en 1983. En 1991, Jeanne Puchol avait déjà illustré, pour le même éditeur, le roman de Didier Daeninckx, Meurtres pour mémoire qui aborde lui aussi la guerre d’Algérie et plus particulièrement l’autre manifestation suivie d’une très violente répression policière : celle de la Fédération de France du FLN, le 17 octobre 1961 (1). Cette fois-ci, dans Charonne-Bou Kadir, elle assume seule la subjectivité de son propos. C’est pour elle l’occasion de faire le point avec ses parents sur cette période noire, d’organiser la mémoire collective, d’en faire apparaître les failles également.
Jeanne Puchol ne se contente pas des souvenirs de ses proches, elle les met en vis-à-vis de très nombreuses sources et l’ouvrage est accompagné de notes et d’une riche bibliographie. Elle a ainsi fait œuvre de vulgarisation – au sens noble du terme – et de pédagogie, pour rendre compte avec une grande précision des faits, de leur réception dans la presse, de leur instrumentalisation politique, ainsi que des contradictions de certains témoignages. Beaucoup de chiffres sont cités dans cette bande dessinée. Que de morts, de disparus, de blessés, que de souffrance que l’auteure s’est astreinte à illustrer !… À la page 55, elle nous confie qu’elle peine parfois à trouver le moyen adéquat pour rendre compte de toute cette violence :
« Je me demandais encore comment représenter cette scène, gênée par la violence extrême des témoignages… J’ai un temps envisagé de contourner la difficulté en “empruntant ” les images des escaliers d’Odessa au film d’Eisenstein, “le cuirassé Potemkine ”. »
Certaines bandes dessinées de fiction nous abreuvent d’images horrifiques souvent gratuites – le présent chroniqueur en consomme lui-même un certain nombre… – et pourtant à la page 10, le dessin très sobre d’un visage d’enfant mutilé par une explosion ne laisse pas indifférent. Il a un impact bien distinct de celui d’une BD de fiction. Il agit sur notre conscience à un autre niveau. Pas de doute, tout lecteur peut mesurer la différence de discours, de registre, d’émotion.
Quand l’auteure ne peut s’appuyer sur aucune source visuelle, quand des listes de noms d’inconnus morts n’appellent pas d’image spécifique, c’est l’imagination qui supplée et Charonne devient Charon qui guide, sur sa barque, les défunts couverts d’un linceul vers le séjour des morts. Ailleurs, c’est un cauchemar de l’auteure qui resurgit et sur un toit de zinc vient se superposer le plan du quartier maudit.
Charonne-Bou Kadir fait coïncider subtilement plusieurs types de narration. Du point de vue formel, le style graphique et le découpage ne sont pas uniformes. On peut distinguer plusieurs registres.
La reconstitution du Paris du début des années soixante, avec ses scènes de manifestations, est établie dans de grandes cases, dessinées dans un noir et blanc contrasté ou les noirs épais et poisseux sont réalisés au pinceau, avec de l’encre de chine et du noir vinylique. Ce style de clair-obscur inquiétant décrit bien les ambiances urbaines nocturnes avec ces personnages aux longs imperméables, aux chaussures lourdes, aux cheveux gominés. Pas de clichés cependant, on ne retrouve pas les artifices séduisants, le glamour
« vintage » de beaucoup de BDs historiques. Pas de foule anonyme non plus dans cette BD, pas de répétition mécanique du même, recopié à la chaîne. Jeanne Puchol prend le temps de dessiner avec attention chaque figurant de cette histoire tragique. Chaque visage, comme celui à peine esquissé à l’arrière-plan, décrit un individu expressif, doué d’une personnalité propre. Le lecteur imagine pouvoir suivre le destin de chacun de ces personnages en tournant la page. Les policiers, au contraire – c’est un parti pris – sont souvent réduits à des corps réifiés, silhouettes groupées ou matraques en mouvement. Le texte soigneusement lettré à la main, comme toujours chez Jeanne Puchol, est en majuscule.
Les planches de dialogue ont pour base un gaufrier de huit cases identiques. Dans chaque case est répété le dessin d’une table. Les membres de la famille sont attablés autour d’un café, mais dans le cadre de l’image, on ne voit apparaître que leurs bras et leurs mains. Découvrir leurs visages nous permettrait-il de mieux cerner les enjeux de la fin de la guerre d’Algérie (2) ? Certainement pas ! Mais le lecteur de bandes dessinées, voyeur en puissance ou animal aux yeux inquiets, peut se sentir frustré, car on lui cache des choses ! Les conversations sont figurées dans des bulles de dialogue ovales avec un texte en minuscules. Le dessin reste très sobre, juste un contour neutre, pas d’ombrage pour ainsi dire.
Enfin, un autre style est notable, modelé de fines hachures, c’est Paris vu par Jeanne Puchol, par les yeux de son enfance et par les yeux de l’auteure de bande dessinée, aujourd’hui. Le lettrage, celui de sa voix « off » est en majuscule également.
Le processus de création semblerait ainsi apparaître ainsi en filigrane, d’abord la reconstitution du Paris du début des années 60 par une auteure de BD chevronnée qui sait comment restituer une époque par le dessin, ensuite l’interview des parents autour du café, puis le retour sur l’enfance à travers des portraits photographiques, et enfin les « pèlerinages » (selon sa propre expression) sur des lieux de mémoire où elle prend des photos qui lui serviront ensuite de support documentaire pour son travail.
Ces différents registres alternent l’un après l’autre, au début de l’ouvrage, puis s’associent peu à peu, se superposent, se répondent et finissent par s’imbriquer en un tout très cohérent. Au fur et à mesure que l’on progresse dans l’album, plusieurs structures simples convergent ainsi vers une structure plus complexe, à la mesure de celle du sujet abordé.
Textes et images, idées et émotions, se côtoient et fusionnent pour produire un ouvrage, aussi rigoureux que poétique, qui n’est pas sans évoquer des films documentaires aux styles marquants et aux forts partis pris comme ceux d’Alain Resnais, Chris Marker ou George Franju. Ainsi pour qualifier ce livre, l’appellation Bande Dessinée Documentaire conviendrait sans doute mieux que celle, trop galvaudée, de Roman Graphique.
Avec Charonne-Bou Kadir, Jeanne Puchol démontre qu’à partir d’un fond autobiographique et une enquête méthodique, il faut faire confiance aux associations symboliques et à l’onirisme car ils permettent, d’appréhender la réalité – et la cruauté – des faits bruts, de leur donner du sens.
Charonne-Bou Kadir de Jeanne Puchol, Éditions Tirésias, collection Lieu est mémoire, mai 2012, 90 p., 12,20€
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1. Meurtres pour mémoire, dans la version illustrée par Jeanne Puchol, a été réédité en 2011, cette fois-ci en grand format, chez Futuropolis/Gallimard
2. Une autre bande dessinée abordant un thème proche, D’Algérie de Morvandiau, parue en 2007 chez Maison Rouge, un livre aussi pertinent sur le sujet qui gagne à être aux côtés de Charonne – Bou Kadir, peut susciter potentiellement le même genre de gêne. Morvandiau raconte une histoire familiale, mais dès la double page inaugurale où il présente son arbre généalogique, on remarque que dans certains médaillons, les visages ne sont pas dessinés, seules sont figurées des silhouettes. Dans une autre page, des bulles de dialogues apparaissent comme détachées de leurs locuteurs, leurs pointes désignent soit une zone noire soit le bord d’une case, le « hors-champ ». En effet, l’auteur a également pris le parti de préserver l’anonymat de certains de ses parents proches. Assez paradoxalement, dans ces deux bandes dessinées, cette non-monstration contribue aussi à créer une ambiance de mystère, de complot et de paranoïa qui sied finalement plutôt bien à leurs thématiques.
Rotomago, Matthieu Mevel