Dégenrer la devise du Panthéon : et si on finissait ce que la Révolution française a empêché ?!

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« Aux grands hommes, la patrie reconnaissante ». Depuis plus de deux siècles, l’inscription gravée sur le fronton du Panthéon résonne comme une promesse solennelle : la République honore ceux qui ont servi la Nation au prix de leur génie, de leur courage ou de leur sacrifice. Mais à l’heure où des figures féminines comme Marie Curie, Germaine Tillion, Simone Veil ou Joséphine Baker reposent dans la crypte, la formule sonne étrangement incomplète. Faut-il alors, comme le propose Élisabeth Borne, « dégenrer » cette devise pour l’adapter aux valeurs d’égalité qui structurent la République contemporaine ?

L’argument des partisans est simple : il s’agit de rendre justice à celles qui ont contribué à l’histoire de France mais que la formule actuelle invisibilise. Dégenrer la devise, c’est reconnaître qu’il existe aussi de « grandes femmes » dont les noms brillent déjà au Panthéon.

C’est aussi envoyer un signal fort aux générations futures : les héroïnes d’hier et d’aujourd’hui ne sont pas des exceptions accidentelles, mais bien des actrices à part entière de la grandeur nationale. Et que, au final, le courage, la grandeur et le sens du service au bénéfice de la Nation ne sont l’apanage d’aucun genre, mais de telle ou telle personne qui en aura fait montre, fut-elle femme, homme, majeure, mineure, blanche, noire, jaune, rouge, verte, bleue, homo, hétéro, asexuelle, de petite comme de grande taille.

Il s’agit d’une mise en cohérence. La devise actuelle proclame l’exclusivité des « hommes » au moment même où l’État choisit d’y faire entrer des femmes. En ce sens, la révision ne serait pas une rupture, mais une harmonisation symbolique.

Une crainte de dérive symbolique

Les détracteurs dénoncent au contraire une atteinte au patrimoine. La devise du Panthéon appartient à l’histoire de la Révolution et du XIXe siècle. La toucher, ce serait ouvrir une brèche où chaque époque réécrit les symboles selon sa sensibilité. La formule, disent-ils, a valeur de témoignage historique plus que de prescription morale.

D’autres y voient une mesure purement cosmétique, un « coup de peinture inclusive » qui ne changera rien aux inégalités concrètes entre hommes et femmes. Pire, la focalisation sur des détails symboliques détournerait l’attention des urgences scolaires, sociales et économiques. Enfin, la critique la plus virulente fustige une tentative d’« importation du wokisme », cette tendance venue des campus américains consistant à relire le passé à l’aune de critères identitaires contemporains.

Objectons cependant : le patrimoine n’est jamais figé, surtout quand il reflète des composantes sociales en constante évolution. Et si le symbole ne change pas immédiatement la réalité des inégalités, il façonne les esprits et prépare leur dépassement. Pascal l’avait vu : le pouvoir des signes institue la légitimité. Quant à l’usage abusif du terme « wokisme », il témoigne moins d’une réflexion qu’un réflexe conservateur, souvent limité intellectuellement.

Un héritage européen, notamment français

Réduire cette question à une manœuvre « wokiste » est un contresens historique. La revendication de reconnaissance des femmes dans l’espace public s’inscrit dans une longue tradition européenne, notamment française. 

Au XVe siècle, Christine de Pisan écrivait La Cité des dames, plaidoyer visionnaire en faveur de la dignité et des accomplissements féminins. Au XVIIIe siècle, Olympe de Gouges, dans sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne (1791), affirmait que la République ne pouvait se dire universelle en excluant la moitié de l’humanité. Condorcet, philosophe des Lumières, militait lui aussi pour l’égalité politique et éducative entre les sexes.

Dans ce long fil historique, l’appel à réviser la devise du Panthéon n’a rien d’un caprice idéologique importé, il s’inscrit dans le prolongement naturel du féminisme français, qui n’a cessé de demander que la République tienne sa promesse d’égalité. Reconnaître que la Nation a aussi une dette envers « de grandes femmes » n’amoindrit pas les « grands hommes », cela rétablit simplement la vérité de l’histoire.

Dégenrer la devise du Panthéon ne relève ni de l’effacement du passé, ni d’un exercice rhétorique vain, mais d’une fidélité aux idéaux républicains. L’inscription n’est pas figée dans le marbre de l’éternité : elle est une parole politique qui doit résonner avec son temps. Rappeler que la patrie est reconnaissante aux hommes comme aux femmes, c’est moins céder à une mode que prolonger un combat ancien, enraciné dans l’histoire intellectuelle et civique de la France, bien qu’il fut hélas ! mis au pas par la Révolution française.

La Révolution française contre les femmes

La mise à l’écart des femmes de la citoyenneté en 1791-1793 n’est pas un accident, mais bien une décision politique des révolutionnaires eux-mêmes.

Le paradoxe est que la Révolution française a proclamé l’universalité des droits tout en privant la moitié de l’humanité de leur exercice. Le paradoxe est que ce sont les révolutionnaires (hommes) qui ont mis fin, à travers la République, à un mouvement d’affirmation des droits de la femme et d’une pratique d’égalité qui s’étaient affirmés au cours du XVIIIe siècle. L’imposition d’une morale laïque révolutionnaire aura de nouveau emprisonné les femmes dans un statut d’auxiliaire des hommes.

Et, on notera avec effarement, que ce fut le cas de tous les mouvements révolutionnaires. Sur ce modèle, le déclin du Mouvement communiste des femmes tint beaucoup à la résistance des hommes communistes à l’activisme féminin au sein des partis communistes. Et, à l’opposé des affirmations théoriques, au sein des multiples stratifications inégalitaires des régimes soviétiques, les femmes n’obtinrent jamais une égalité réelle avec les hommes.

1. La période constituante (1789-1791)

  • La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789) proclame des droits « universels », mais en pratique n’accorde ni le droit de vote ni l’éligibilité aux femmes.
  • Les clubs féminins se multiplient, Olympe de Gouges publie sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne (1791), mais ces revendications restent marginalisées par l’Assemblée nationale constituante.

2. La période législative (1791-1792)

  • Les députés de l’Assemblée législative refusent explicitement de reconnaître aux femmes un rôle politique.
  • Condorcet est l’un des très rares à défendre publiquement l’admission des femmes aux droits politiques (1790), mais il reste isolé.

3. La Convention et la Terreur (1792-1794)

  • Les clubs politiques féminins, notamment celui des citoyennes républicaines révolutionnaires, s’organisent et prennent part activement aux luttes.
  • Mais dès octobre 1793, sous l’impulsion des Montagnards, la Convention décrète la fermeture de tous les clubs et sociétés de femmes, considérées comme « nuisibles à la tranquillité publique ».
  • Le décret précise : « Les citoyennes ne peuvent s’assembler à aucune fin politique ».
  • Cette décision est largement portée par des figures comme Robespierre, Billaud-Varenne, Amar, qui voient la participation féminine comme une menace à l’ordre révolutionnaire.
  • Olympe de Gouges, qui plaidait pour l’égalité politique et critiquait Robespierre, est guillotinée en novembre 1793.

4. La Constitution de 1793 (jamais appliquée) et celle de 1795

  • La Constitution de 1793 reconnaît le suffrage universel… mais réservé aux hommes.
  • Celle de 1795 (Directoire) confirme cette exclusion et réduit encore les droits politiques.

La mise à l’écart des femmes, fil rouge de la République française

On n’oubliera pas non plus que la France a reconnu tardivement le droit de vote des femmes : il n’a été acquis qu’en 1944 (appliqué aux élections de 1945), puis constitutionnellement confirmé en 1946, alors qu’une moitié de l’Europe l’avait déjà adopté depuis longtemps. Le premier territoire européen à franchir ce pas fut le Grand-Duché de Finlande en 1906, suivi par la Norvège (1913), le Danemark (1915), la Russie (1917), l’Allemagne, l’Autriche (1918) ou, encore, le Royaume-Uni (1918, puis 1928 en pleine égalité). La République française, elle, a attendu la fin de la Seconde Guerre mondiale pour que les femmes deviennent enfin électrices et éligibles. Quelle ironie de l’histoire pour une nation qui se targue d’avoir inventé l’universalité des droits !

Donc, oui, le temps est venu d’accomplir enfin cette égalité entre les femmes et les hommes que la Révolution française avait proclamée mais aussitôt contrecarrée. Et d’inscrire au fronton du Panthéon, comme au cœur de la République : « Aux grands êtres, la France reconnaissante ! »

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Les mères, les filles, les sœurs, représentantes de la Nation, demandent d’être constituées en Assemblée nationale. Considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de la femme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements ont résolu d’exposer dans une déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de la femme » […] « Le sexe supérieur en beauté comme en courage, dans les souffrances maternelles, reconnaît et déclare en présence et sous les auspices de l’Être suprême, les droits suivants de la femme et de la citoyenne […]
Article premier : La femme naît libre et demeure égale à l’homme en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune.
Article 2  : le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de la Femme et de l’Homme.
Article 3 : le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation qui n’est que la réunion de la Femme et de l’Homme.
Article 6  la loi doit être l’expression de la volonté générale ; toutes les citoyennes et tous les citoyens doivent concourir personnellement ou par leurs représentants, à sa formation ; elle doit être la même pour tous : toutes les citoyennes et tous les citoyens, étant égaux à ses yeux, doivent être également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics selon leurs capacités.
Article 10 : nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même fondamentales, la femme a le droit de monter sur l’échafaud ; elle doit également avoir celui de monter à la tribune.
Article 13 l’entretien de la force publique et les dépenses de l’administration, les contributions de la Femme et de l’Homme sont égales. Elle a part à toutes les corvées, à toutes les tâches pénibles. Elle doit donc avoir de même, part à la distribution des places, des charges, des emplois, des dignités et de l’industrie.

Olympe de Gouges, La Déclaration des droits des femmes et des citoyennes, 1791

L’habitude peut familiariser les hommes avec la violation de leurs droits naturels, au point que, parmi ceux qui les ont perdus, personne ne songe à les réclamer, ne croie avoir éprouvé une injustice.

Il est même quelques-unes de ces violations qui ont échappé aux philosophes et aux législateurs, lorsqu’ils s’occupaient avec le plus de zèle d’établir les droits communs des individus de l’espèce humaine, et d’en faire le fondement unique des institutions politiques.

Par exemple, tous n’ont-ils pas violé le principe de l’égalité des droits, en privant tranquillement la moitié du genre humain de celui de concourir à la formation des lois, en excluant les femmes du droit de cité ? Est-il une plus forte preuve du pouvoir de l’habitude, même sur les hommes éclairés, que de voir invoquer le principe de l’égalité des droits en faveur de trois ou quatre cents hommes qu’un préjugé absurde en avait privés, et l’oublier à l’égard de douze millions de femmes ?

Pour que cette exclusion ne fût pas un acte de tyrannie, il faudrait ou prouver que les droits naturels des femmes ne sont pas absolument les mêmes que ceux des hommes, ou montrer qu’elles ne sont pas capables de les exercer.

Or, les droits des hommes résultent uniquement de ce qu’ils sont des êtres sensibles, susceptibles d’acquérir des idées morales, et de raisonner sur ces idées. Ainsi les femmes ayant ces mêmes qualités, ont nécessairement des droits égaux. Ou aucun individu de l’espèce humaine n’a de véritables droits, ou tous ont les mêmes ; et celui qui vote contre le droit d’un autre, quels que soient sa religion, sa couleur ou son sexe, a dès lors abjuré les siens.

Condorcet, Sur l’admission des femmes au droit de Cité, 1790

Eudoxie Trofimenko
Et par le pouvoir d’un mot, Je recommence ma vie, Je suis née pour te connaître, Pour te nommer, Liberté. Gloire à l'Ukraine ! Vive la France ! Vive l'Europe démocratique, humaniste et solidaire !