Connaissez-vous Beloretchensk ? Non ? C’est en Sibérie, tout là-bas dans les steppes de la Russie. Ça ne vous dit toujours rien ? Normal, il ne s’y passe quasiment rien en dehors de la neige, de ciels laiteux, de la pauvreté quotidienne, la pêche et le bois qu’on ramasse pour pouvoir se chauffer un peu. Tableau misérabiliste, ironiseraient certains. Et pourtant, à Beloretchensk, il y a aussi des personnes intéressantes comme partout ailleurs dans le monde, un truisme. Ainsi, on pourrait vivre heureux au cœur même de la Sibérie. Possible.
Livrées à elles-mêmes dans une jungle urbaine d’une brutalité inouïe, les deux devouchki se verront contraintes de garder la tête froide pour éviter d’avoir à commettre le pire et de sacrifier ce qu’elles ont de plus cher : l’espoir.
Ce n’est pas ce que pensent nos deux jeunes héroïnes, Katia et Nastia, vingt ans, qui s’ennuient à mourir, pauvres, enchaînant petits boulots pour venir en aide à la famille, parents, grands-parents, frères et sœurs… Alors quand on ne voit pas d’avenir possible là même où on est né, on est fortement tenté de fuir… Fuir, mais pour où ? Moscou bien entendu, la capitale, là où tout semble possible.
Arrivées à Moscou, après quelques visites, après les grands magasins, les tentations de consommation, les belles voitures réservées aux oligarques, une fois épuisées les petites économies, Nastia et Katia prennent rapidement conscience qu’il y a peu de chances qu’elles puissent sortir de leur condition de pauvres. À moins que… À moins que quoi ? Qu’elles travaillent pour bien peu et faire face à une vie hors de prix (logement, nourriture, vêtements, sorties). À moins qu’elles acceptent d’entrer dans la spirale infernale de la prostitution ou qu’elles s’installent dans une vie sous les diktats d’un riche protecteur… Mais si Nastia ne redoute pas une éventuelle vie légère, Katia, beauté remarquée rapidement, n’entend pas faire n’importe quoi de son existence. Elle ne rechigne pas à travailler (pour aider son père à se faire opérer après un grave accident de la colonne vertébrale) et aspire à faire des études ; elle veut trouver sa place dans la société.
À travers ce grand roman, Victor Remizov, nous propose un tableau de la Russie actuelle, où les classes populaires vivotent, où les protégés d’un pouvoir dictatorial profitent des richesses, où les mafieux règnent en rois (mais peuvent s’écrouler du jour au lendemain dans une nation communiste à l’économie ultralibérale et agressive). Ce sont aussi les trajectoires de deux cousines aussi proches que différentes. Elles iront d’illusions en désillusions. Elles rencontreront l’amour ou croiront le rencontrer. Écriture très visuelle, mais aussi très dure qui reflète avec force et talent le quotidien des Russes d’aujourd’hui sous l’œil du tsar de ce début du XXIe siècle.
Et si finalement, l’herbe, sous les neiges, était plus verte et plus salvatrice dans la steppe ?
Devouchki de Victor Remizov. Éditions Belfond – 400 pages. Parution : février 2019. 21,00 €. Traduit du russe par Jean-Baptiste Godon.
Couverture : – Photo auteur Victor REMIZOV © L’Humanité.
Victor Remizov est né à Saratov, en Russie, en 1958. Étudiant en géologie, il s’est ensuite tourné vers les langues à l’université d’État de Moscou. Il a travaillé en tant que géomètre-expert dans la taïga, puis comme journaliste et professeur de littérature russe. Il écrit pour la revue littéraire Novy Mir et publie un premier recueil de nouvelles en 2008. Après Volia Volnaïa (Belfond 2017, 10/18, janvier 2019) – nommé pour le Book Award et pour le Russian Booker -, Devouchki est son deuxième roman. Victor Remizov vit à Moscou.