L’écrivain grec Christos Chryssopoulos s’est doublé, depuis quelque temps, d’un photographe sensible et pertinent. Il arpente la réalité trouble de sa ville avec un œil et une plume à la fois réaliste, poétique et critique dans une perspective en continuité avec le travail de promeneur initié par Walter Benjamin. Berceau de la culture européenne, Athènes semble aujourd’hui une ville-phénomène, une cité à part au cœur d’une crise commune. Pour les lecteurs d’Unidivers, Christos Chryssopoulos proposera deux fois par mois un texte-image, miroir sensible et réflexif sur le lieu et le temps qu’il habite. L’ensemble sera un journal d’écrivain et un témoignage iconique. L’ensemble se nomme Disjonction.
Athènes est une ville qui s’est toujours caractérisée par de profondes fractures. C’est une cité-palimpseste. Chaque strate de notre vie quotidienne ici, est bâtie au somment d’une précédente. Rien n’est jamais totalement enlevé. Rien n’est « nettoyé ». Panneaux d’affichage, publicités, immeubles, objets, signes, personnes… tout est entassé sur une accumulation intemporelle et durable. Nous ne replaçons pas, nous ne modernisons pas, nous ne renouvelons pas. Nous ajoutons simplement. Il en résulte une sorte « d’entropie » particulière. Tout semble possible dans cette ville. Athènes ressemble à un système dérégulé. Oblique. Les détails de la vie ici semblent souvent absurdes et contradictoires. Athènes n’est toutefois pas une ville dystopique. Les Athéniens se sont organisés pour vivre ensemble selon leur propre voie. Ainsi le charme d’Athènes est identique à sa maladie : Athènes sape constamment la « narration » que nous inventons afin de la décrire. Elle transcende nos généralisations. La vie quotidienne ici a une sorte de perversité insensible qui se tient toujours à quelques centimètres en dessous de la surface de perception. Ainsi, les Athéniens partagent ce qu’ils savent d’eux-mêmes, mais n’y obéissent pas. Disjonction sera une tentative d’enregistrer, ou plutôt, de capturer une cité qui est à la fois perturbée et autorégulée. Une cité dans un état étrange d’homéostasie.
DISJONCTION #1
[Dans un arrêt de tram, une publicité détruite pour un concours d’architecture]
Un après-midi, je marche littéralement sur les rails du tramway d’Athènes, mon appareil photo dans les mains. Cette marche semble symbolique du genre de ville qu’est Athènes. Ici, vous pouvez tranquillement marcher sur des rails qui délimitent l’espace urbain comme une cicatrice verte sur la peau de bitume des rues. À la station du tram, je vois cette pub oubliée qui nous invite à penser Athènes, comme si la ville était un objet. Comme si nos vies étaient en quelque sorte un jeu de stratégie. Cette pub oubliée nous dit que nous sommes habilités à utiliser la ville à notre bon gréé, comme nous le souhaitons, nous pouvons la changer, jouer avec. Et lorsque nous sommes fatigués ou ennuyés, il n’y a rien de plus à faire qu’à changer de jeu ou bien à en imaginer une autre version. Nous ne sommes liés par rien.
(Traduction : Thierry Jolif)