Les enfants uniques de Gabrielle de Tournemire ou l’handicapante grandeur de l’ordinaire

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Dans Des enfants uniques de Gabrielle de Tournemire, Hector et Luz, adolescents amoureux, partagent une singularité qui les expose aux empêchements, aux soupçons et aux verdicts silencieux.

Comment raconter l’amour lorsque la société refuse de l’imaginer ? Avec Des enfants uniques, Gabrielle de Tournemire signe un premier roman qui choisit de mettre en lumière ce qui reste souvent relégué à l’ombre : la naissance d’un couple jugé « impossible » parce qu’il ne correspond pas aux cases préétablies. À travers l’histoire d’Hector et de Luz, deux adolescents en situation de handicap, l’autrice explore la tendresse, les obstacles et la dignité d’une quête simple et pourtant révolutionnaire, celle de pouvoir aimer et être aimé, sans condition ni permission.

Leur différence n’est pas seulement physique ou cognitive : elle est redoublée par le regard social qui, sans relâche, les mesure à l’aune d’une normalité supposée. Gabrielle de Tournemire ne construit pas un plaidoyer, mais une fresque intime où l’amour devient subversion — un geste d’émancipation autant qu’une quête de simplicité.

Le roman avance ainsi, par petites touches, entre l’intime et le collectif. Gabrielle de Tournemire ne décrit pas seulement une histoire d’amour contrariée : elle met en scène un apprentissage, celui de la confrontation à des barrières invisibles pour les uns, omniprésentes pour les autres. Le lecteur est conduit à éprouver cette tension constante entre le désir d’ordinaire et la mécanique sociale qui, insidieusement, le rend hors d’atteinte.

L’un des mérites du livre est de mettre à nu la violence feutrée des dispositifs administratifs. Trouver un logement, par exemple, devient un parcours semé d’humiliations :

« Une période d’essai ? Passait encore, mais la carte handicapé fonctionnait comme un sésame à l’envers, une interdiction à prendre place, un verrou ajouté à une porte. Il y eut des faux sourires qui firent fleurir des espoirs rapidement déçus, des mensonges pour euphémiser un refus, des agences qui disparurent du jour au lendemain et furent rayées rageusement du carnet que tenaient Esteban et Stéphane, lesquels, en bons pères de famille, avaient en tête de mettre coûte que coûte un toit sur la caboche de leurs enfants. » Cette lucidité crue, qui refuse la tentation du misérabilisme, permet à l’autrice de montrer combien chaque victoire minuscule — obtenir un rendez-vous, franchir une étape — se vit comme un triomphe.

La puissance du roman tient aussi à la façon dont Gabrielle de Tournemire donne voix aux parents. Ils ne sont pas figés en silhouettes sacrificielles. Ils doutent, craquent, espèrent, oscillent entre protection et désir d’émancipation pour leurs enfants. La grossesse de Rebecca, mère d’Hector, condense ces ambiguïtés. « L’amniocentèse était arrivée, et avec elle les doutes, les questions, les pleurs, et leur besoin commun de construire dans l’intimité l’image de ce petit bébé différent, de créer autour de lui une forteresse parentale, de creuser des douves avant de baisser le pont-levis et d’affronter le monde. Un donjon à défendre, c’était ainsi que Rebecca considérait son fils. »

Cette « forteresse parentale » dit tout : l’amour inconditionnel, mais aussi la conscience aiguë que l’extérieur reste menaçant, intrusif, parfois hostile.

Loin de peindre ses personnages comme des figures angéliques, Gabrielle de Tournemire restitue leur fragilité et la brutalité des limites qu’on leur impose. L’une des phrases les plus sobres du roman frappe par sa vérité nue. « Comme c’est difficile, pensa-t-il, être handicapé c’est apprendre sans cesse à se contenter de moins. »

Là où d’autres auraient opté pour le pathétique, l’autrice choisit la retenue. Les mots brefs, placés dans l’intériorité d’Hector, disent plus que de longs discours.

Le roman interroge aussi la langue, ce qu’elle enferme ou libère. Nommer autrement peut être une manière de rendre justice. « C’est chouette, cette façon que vous avez de les désigner, “autrement capables”. On lui répondit que c’était la nouvelle terminologie de la Croix-Rouge, parce qu’on s’était rendu compte que le mot handicap était lui-même un handicap, qu’il mettait ceux qu’il désignait dans une case bien séparée du monde. »

À travers cette scène, Gabrielle de Tournemire met en lumière l’enjeu politique du vocabulaire. Les mots ne sont pas neutres : ils creusent ou referment des possibles.

L’autrice ne se contente pas de donner une visibilité à des vies souvent reléguées. Elle choisit une écriture économe, précise, parfois presque austère. Cette retenue est une éthique : ne pas voler les voix, mais les laisser résonner. Ce qui affleure, ce n’est pas l’exemple édifiant, mais l’instant fragile où deux êtres trouvent leur place malgré tout.

Un éducateur, Carlo, accompagne ce cheminement, sans aura miraculeuse. Il est un passeur, autrement dit celui qui rappelle que l’autonomie n’est jamais donnée, toujours à conquérir. L’autrice ne cherche pas de solution magique, elle restitue la lente élaboration d’une dignité partagée.

À 27 ans, Gabrielle de Tournemire signe un texte d’une maturité rare. Elle ne moralise pas, elle montre. Elle ne dramatise pas, elle laisse vibrer les contradictions. Sa plus grande réussite est sans doute de donner à voir, à ressentir, sans jamais assigner ses personnages à une posture victimaire.

Des enfants uniques n’est pas un roman « sur le handicap », c’est un roman sur l’amour, la parentalité, la normalité comme fiction sociale. Un roman qui rappelle que les marges sont des lieux d’invention, et que « l’ordinaire » peut être la conquête la plus héroïque.

Gabrielle de Tournemiremet en récit une question taboue — le droit d’aimer et de vivre à deux quand on est différent — avec finesse et courage. Parce qu’il nous confronte à nos aveuglements collectifs. « C’était un concept, chez les éducateurs, cette histoire de premier, on lui avait dit : Tu verras, y en aura un qui te transformera vraiment, un qui ne partira jamais, un qui habitera longtemps tes pensées pourtant prises d’assaut par les nouveaux cas et les nouveaux élèves. »

Cette phrase, glissée au détour d’un chapitre, dit la trace indélébile des rencontres qui transforment. Hector et Luz, eux, laissent une empreinte. À nous, lecteurs, de la laisser grandir.

  • Titre : Des enfants uniques
  • Autrice : Gabrielle de Tournemire
  • Éditeur : Flammarion
  • Parution : 27 août 2025
  • Volume : 224 p. — 137 × 210 mm, broché
  • EAN / ISBN : 9782080490490
Eudoxie Trofimenko
Et par le pouvoir d’un mot, Je recommence ma vie, Je suis née pour te connaître, Pour te nommer, Liberté. Gloire à l'Ukraine ! Vive la France ! Vive l'Europe démocratique, humaniste et solidaire !