Lors de la venue de Gilles Martin-Chauffier au Café littéraire du Forum du Livre, nous avons eu la joie d’échanger avec le journaliste et romancier. Un homme libre qui chérit la mer, surtout la petite – mor bihan. « La Provence a Giono, le Montana a Jim Harrison… j’aimerais être le romancier de la Bretagne » assure sans fausse modestie cet amoureux fou de la région. Gilles Martin-Chauffier ajoute qu’il se satisferait d’« être celui de l’Ile-aux-Moines », cadre de son dernier roman La femme qui dit non. On dit oui à l’ilois (sic) !
Unidivers : Cette femme qui dit non au conformisme ne pouvait être qu’Anglaise ?
Gilles Martin-Chauffier – C’est la liberté que j’ai prise par rapport à ma vraie grand-mère qui elle, était brestoise, fille d’amiral et résistante (au sein du réseau du Musée de l’Homme). Elle était aussi addict au jeu, à l’Ile aux Moines et aux hommes que mon héroïne. En tant qu’Anglaise, Marge a l’oreille rivée sur la BBC. C’est ainsi qu’elle entend l’appel du général de Gaulle le 18 juin, avec pour effet immédiat, le départ de son mari… le jour même de leur mariage – la jeune femme supposée enceinte !
: La Résistance est vraiment dans les gênes de votre famille ?
Gilles Martin-Chauffier – Oui, l’expression est pertinente, car je ne crois pas qu’on entre en résistance pour des raisons politiques. On a çà en nous. Avant et après. Mon père et mon grand-père ont tous deux été déportés à Büchenwald.
: Ils étaient journalistes. Çà aussi, c’est héréditaire ?
Gilles Martin-Chauffier – Les boulangers créent souvent des dynasties de boulangers. Chez nous, on est journaliste de père en fils. Avec ma fille, c’est la quatrième génération. Mon grand-père Louis qui avait commencé médecine voulait être journaliste. Esprit brillant, il est monté à Paris et devenu rédacteur en chef de Lu, Vu, puis Vendredi et enfin directeur littéraire de Paris-Match et éditorialiste à Paris-Soir. Pendant la guerre, ce grand ami de Léon Blum dirige la rédaction de Libération, un des plus importants journaux clandestins, jusqu’à son arrestation par la Gestapo et sa déportation. Mon père Jean a été rédacteur en chef de Paris-Presse puis le Figaro.
: Vous n’avez pas échappé non plus au karma du romancier ?
– Effectivement ! J’ai écrit mon premier roman Pourpre lors de mon service militaire. Le deuxième, Les canards du Golden Gate est repéré par un directeur de Paris-Match qui m’invite comme rewriter, en juillet. Satisfait de mon travail, il me demande de revenir la semaine suivante. Je lui dis : non (NDLR : c’est une manie dans la famille !). Tête du type ! « Pourquoi ? » Ce sont les vacances. « Et vous allez où ? » À l’île aux Moines. « Ah, çà change tout ». Précision : Patrick Mahé était de Locmariaquer (pour les ignares en géographie morbihannaise, cette commune forme la pointe est du golfe du Morbihan, à deux encablures de l’île-aux-Moines) ! Très compréhensif, il m’a dit : revenez en septembre. Quinze ans plus tard, je lui ai succédé comme rédacteur en chef du magazine.
: L’Île-aux-Moines occupe une place vraiment particulière dans votre cœur, comme l’explique ce même Patrick Mahé dans La Bretagne des écrivains (aux éd. Alexandrines)
Gilles Martin-Chauffier – Indéniablement. J’y suis terriblement attaché et surtout à Kergantélec, la maison que mon arrière grand-mère apporta en dot à son mari, médecin-chef de l’hôpital de Vannes (le malheureux se suicidera d’une injection de morphine). Ils souhaitaient qu’elle devienne le point d’ancrage de la famille Martin. C’est le cas depuis quasiment 140 ans. Sa construction remonte à beaucoup plus loin, au XVIIe. Imaginez que l’entrée est cadrée par des canons plantés là par un rescapé de l’« invincible armada » !
: Vous qualifiez la petite mer, mor bihan, de Mare Nostrum.
Gilles Martin-Chauffier – Elle est pour moi ce que la Méditerranée était aux Romains… et je désapprouve totalement cette description du paradis dans la Bible comme un lieu dépourvu de mer. Ses auteurs ne connaissaient visiblement pas le golfe du Morbihan, ce monde à part où la terre et la mer s’entortillent et où les îles se prélassent au soleil, noyées de camélias, d’hortensias, de roses, de genêts, de bruyères et de fleurs d’ajonc.
: Ce paradis a contribué à révéler votre « bretonnité »…
– Certes. Et non seulement parce qu’il est ponctué de vestiges préceltiques – cromlech de Kergonan, dolmens de Pen-Hap ou de Men Guen. On n’a pas le même rapport au monde quand on vient d’une île, c’est comme une forteresse qui donne une force, mais n’emprisonne pas. Savez-vous qu’à la fin du XIXe s., sur le millier d’habitants que comptait l’Ile-aux-Moines, cinq étaient allés à Paris, mais 350 connaissaient Montréal ou Reykjavik !
: La mer n’était pas une frontière mais un trait d’union. À son âge d’or, la Bretagne commerçait avec les Flandres, l’Espagne et les Amériques dès qu’elles furent découvertes. Dans votre passionnant Roman de la Bretagne, vous la décrivez sous « les traits d’une patrie perdue » pour reprendre l’expression de Yann Queffélec.
– Oui, c’était le « Pérou du royaume » et je reste convaincu que la Bretagne avait tout pour faire un état indépendant à l’instar du Portugal. Cette opinion a malheureusement été portée par des extrémistes qui ont imaginé que les Allemands allaient les libérer du joug français. Dans mon roman, c’est le cas de Mathias, le meilleur ami de Blaise et l’amant de sa femme.
: On y traverse un tiers de siècle où la grande Histoire se mêle à votre propre histoire familiale en suivant cette femme qui piétine les codes bourgeois.
– C’est vrai. Toute l’histoire de la France est brossée à travers la relation de Marge à ces deux hommes : un gaulliste et un anti-gaulliste – ce Mathias se réfugiera en Irlande, le seul pays qui a présenté ses condoléances à l’Allemagne au décès d’Hitler ! Je me suis beaucoup inspiré de Robert Hersant pour écrire l’activité de Marge après la guerre : elle s’est enrichie en faisant chanter les industriels collabos et a pu fonder un journal. Du style : « si vous ne voulez pas figurer dans le livre que je prépare sur la Collaboration, sortez votre chéquier ».
: N’y a-t-il pas de votre père dans Blaise ?
– Si, beaucoup. Il a vraiment été traumatisé par le camp de concentration. C’est vrai qu’il lui arrivait de se dresser hors de son lit, tout nu, hagard, après des cauchemars. C’est vrai qu’un jour il a engueulé un flic pour une peccadille à Vannes. J’avais dix ans. Prostré dans la voiture, j’ai cru que le flic allait le tuer.
: Vos personnages affichent beaucoup de circonspection face à l’autorité en général.
– J’aime faire dire à Mathias que « l’armée française est pleine de jeunes garçons héroïques dirigés par des imbéciles sentencieux ». Incapables de comprendre ce qui se passe au Vietnam ou en Algérie.
: Vous déboulonnez aussi les statues de Victor Hugo, André Malraux et François Mitterrand.
– Timmy fait rigoler sa famille en leur lisant des pages grotesques de La Voie royale. Quant à Mitterrand, ma grand-mère se méfiait de ce « sosie de Tino Rossi, ce danseur de tango qui alternait avec esprit le miel et le fiel ».
: Ces hommes ont tout de même marqué leur temps.
– Autant en emportent les vagues… C’est un titre auquel j’ai pensé pour cet hymne à la liberté et à la tolérance.