Animal Totem n’est ni agile comme l’animal ni immobile comme le totem, il piétine. Le film piétine avec l’obstination d’un pèlerin sans boussole et la vacuité d’un slogan écrit au marqueur sur un tote bag. Benoît Delépine signe une fable écolo d’une indigence confondante. Le pesticide au menu, oui, mais servi dans une panière où toute profondeur a été soigneusement retirée, comme la pulpe d’un fruit trop mûr qu’on ne veut pas mâcher. Entre catéchisme standardisé et conte cruel de la boboitude.
De l’aéroport de Beauvais à La Défense, accompagné de sa valise à roulettes, Darius traverse à pied campagnes et banlieues pour mener à bien, et sans empreinte carbone, une mystérieuse mission…
Le principe narratif tient en une phrase — et encore : un homme marche. Mais dans Animal Totem, Darius marche d’abord pour ne pas avoir à raconter. Le réalisateur avance pour éviter le scénario. On déambule afin de déguiser l’absence d’architecture en geste d’épure. Et comme souvent dans ce type d’ascèse revendiquée, l’« épure » ressemble surtout à un dénuement. D’où une série de pastilles, de vignettes, de sketchs, de sentences qui se veulent à la fois démonstratives, moralisatrices et drolatiques, et qui sont surtout mécaniques.
Le pitch, lui, a pourtant de quoi tenir debout et son traitement sous forme de fable écolo à l’humour grinççant promettait d’être prometteur. Roundup bidon, limace en danger, morts, et la marche comme trajectoire de vengeance vers une entreprise d’énergie au nom trop transparent — Totem, comme un clin d’œil à l’affreux méchant Total. Mais l’idée se dissout vite dans son exécution. Chaque étape ajoute un message, puis un autre, puis un autre… Le film semble confondre progression et accumulation, et prend la leçon pour une dramaturgie. Résultat : c’est long, c’est répétitif, donc pénible.
Cette mécanique de l’“étape-message” produit deux scènes si bêtement fabriquées qu’elles résument, à elles seules, le problème d’écriture. Par exemple, la séquence d’abus de fonction où un vigile, depuis sa voiture, se prend pour un petit shérif : autorité de pacotille, intimidation lourde, situation montée comme un “sketch” censé symboliser l’arbitraire du système. Mais rien ne prend, parce que tout est écrit au stabilo : le vigile n’est pas un personnage, c’est une pancarte qui clignote « oppression ».
Ensuite, ce moment lunaire où le héros croise un couple et un enfant laissé sur un toit — gag-badge moral assorti de répliques “prêtes à l’emploi” : « Ne l’oubliez pas… » ; « Ce serait difficile… » ; « Pourtant, on a bien oublié nos enfants… » Comme si la satire devait absolument se traduire en phrase-slogan ; comme si le film craignait qu’on ne comprenne pas que l’époque est “inhumaine” s’il ne l’énonçait pas littéralement. C’est moins du burlesque que du PowerPoint.
On reconnaît le style Delépine : un vague pitch plutôt qu’un récit, une désinvolture brandie comme une esthétique, l’anti-bourgeoisie de carton-pâte, la posture “anar” qui pique. Sauf qu’ici, l’aiguillon est en mousse. La critique du capitalisme sauvage, la dénonciation des pesticides, la contemplation de la nature — tout cela n’est pas faux, tout cela est même nécessaire, tout cela pourrait être beau. Mais tout cela est traité à plat comme un enchaînement d’évidences qu’on s’échange entre convaincus en hochant la tête, sans contradiction interne, sans complexité humaine, sans ironie véritable. Tellement gros pâté.
Et c’est le cœur du problème : le film ne pense pas. Il affirme. Il balise. Il moralise. On peut appeler ça « révolte lumineuse » si l’on veut ; j’y vois surtout la lumière crue d’une morale simplifiée, si française, qui confond colère et profondeur et qui finit par produire l’inverse de ce qu’elle prétend défendre. Car quand on réduit l’écologie à une suite d’images-signaux (la campagne, l’empoisonnement, le grand méchant système), on abandonne le terrain du réel — et l’on prépare, malgré soi, la pente glissante des récupérations les plus nauséabondes. Oui, à force de démagogie et de puérilité, ce film est susceptible de nourrir une réaction, précisément parce qu’il offre à l’adversaire une caricature commode de “l’écolo bobo moralisateur” : hors-sol, répétitif, si satisfait de son indignation.
Le clou, c’est la scène attendue comme une délivrance avec le grand patron chasseur, donc méchant (incarné par Olivier Rabourdin) — bureau-trophées de chasse, capitalisme caricatural. Le héros arrive, le “face-à-face” prend l’air d’une leçon de morale dessinée au feutre, puis le film bascule dans un geste “radical” aussi lourd que prévisible. Et comme si la maladresse devait être bouclée par un nœud rose, on revient ensuite… à la ferme écologiste qui est, bien sûr, l’alpha et oméga..
Le plus irritant, au fond, est que le film tient un fil réellement intriguant, mais le lâche. La production revendique explicitement un dispositif de regard “double” : le regard humain (chef opérateur Hugues Poulain) et le regard animal (chef opérateur animalier Thomas Labourasse), comme si l’image devait mêler “l’imagina” et “l’anima”. Sur le papier, l’idée est belle ; à l’écran, elle apparaît par éclairs trop rares. Ainsi cette scène filmée depuis le point de vue d’une mouche dans un bar — un décentrement qui, enfin, ouvre quelque chose. Mais, dans ce monde de brutes, quelqu’un écrase la mouche. Fin de l’éclair. Le point de vue animal, qui pouvait être la vraie singularité du film, est sous-exploité. Utilisé comme gimmick, il est sacrifié à la mécanique implacable de la démonstration implacable. Bref, implacable.
Animal Totem ressemble à un long-métrage de sortie de la Fémis. Correctement cadré, correctement intentionné, impeccablement conscient de son “camp moral”, il est incapable de distance, incapable d’épaisseur, incapable d’inventer autre chose qu’un parcours symbolique où le spectateur est prié d’applaudir le message plutôt que de vivre un film. Benoît Delépine voulait une flèche vers sa cible, il livre un bâton d’encens qui se consume lentement dans une pièce mal aérée.
N’est pas Quentin Dupieux qui veut.
Note : ★★☆☆☆ (2/5)