Ultime projet de Laurent Cantet, emporté en avril 2024, Enzo est un film posthume traversé par une double fidélité : celle d’un auteur à ses convictions de cinéaste, et celle d’un ami — Robin Campillo — à une œuvre, un style, et un regard. Conçu par Laurent Cantet, finalisé par Robin Campillo, Enzo n’est pas un film inachevé ; c’est un film transmis. Et cette généalogie inhabituelle donne à l’œuvre une puissance supplémentaire, presque testamentaire, où la filiation cinématographique se double d’un passage de relais thématique, esthétique et politique.
Le scénario : une évasion sociale à rebours
Enzo (Eloy Pohu), adolescent discret et sensible, est issu d’un milieu bourgeois cultivé et ouvert, mais verrouillé dans ses certitudes. Il choisit pourtant de bifurquer radicalement : quitter l’univers des classes préparatoires, des héritages symboliques et du capital culturel pour devenir ouvrier. Ce refus de l’ascension attendue — au profit d’une immersion dans le monde du travail manuel — réactive l’un des grands motifs du cinéma de Laurent Cantet : l’irréductible tension entre le déterminisme social et l’émancipation personnelle.
Ce choix n’est ni glorifié ni pathologisé. Il est montré dans toute sa complexité : celle d’un jeune homme qui cherche à s’extraire du rôle écrit pour lui, mais sans savoir encore s’il s’échappe ou se précipite dans un piège. Enzo n’est pas un « transfuge de classe », il est un transfuge à rebours — ce qui rend son geste aussi politique que profondément intime.
Mise en scène : une chorégraphie du travail et des affects
L’un des traits les plus saisissants du film est la sensualité du travail. Les gestes d’Enzo, les corps dans l’atelier, les silences du quotidien ouvrier sont filmés avec la même intensité charnelle que les scènes de désir. C’est un choix de mise en scène qui renoue avec la tradition du cinéma du réel incarné : celui des Luc et Jean-Pierre Dardenne, de Robert Guédiguian, mais aussi de Laurent Cantet lui-même dans Ressources humaines.
Robin Campillo, de son côté, y insuffle une vibration plus onirique, presque fluide, dans les transitions entre les sphères du travail et de la vie privée. Loin d’un didactisme social, Enzo fait de chaque lieu — atelier, rue, chambre — un espace de réinvention de soi. Le film ne sépare jamais la structure sociale et le désir individuel : les deux s’interpénètrent, se contaminent.
Héritage Cantet, signature Campillo
On pourrait dire que Enzo est un Laurent Cantet filmé par Robin Campillo ou un Robin Campillo habité par Laurent Cantet. En vérité, c’est un film qui assume cette ambivalence — et en tire sa beauté. On retrouve les dialogues typiques de Laurent Cantet, avec cette manière unique de capter l’expression des dominations insidieuses dans le langage, mais aussi la capacité de Robin Campillo à faire advenir l’émotion dans les interstices : un regard, une absence, un soupir entre deux scènes de chantier.
Cette collaboration posthume n’a rien d’un compromis. Elle agit plutôt comme une transmutation. Laurent Cantet avait théorisé un cinéma de l’enquête sociale, de l’écoute, du collectif. Robin Campillo l’a prolongé en l’hybridant avec des formes plus poétiques, plus fluides — comme il l’avait fait dans 120 battements par minute. Enzo synthétise cela : un cinéma de l’engagement sans slogan, du politique sans discours, du sensible sans pathos.
Une politique de l’incertitude
Le film ne propose pas de solution ni de modèle. Il refuse de trancher entre le monde quitté (celui du confort intellectuel bourgeois) et celui embrassé (le travail physique, la précarité, la dignité redéfinie). En cela, Enzo est à contre-courant d’un certain cinéma social programmatique. Il dit l’hésitation, le doute, la solitude de ceux qui ne veulent ni se soumettre, ni se venger, ni trahir.
C’est dans cette incertitude que réside la force du film. Enzo ne cherche pas à “réparer” la société. Il montre une subjectivité en mouvement, un individu en train de tenter quelque chose de radicalement libre — mais aussi de vulnérable.
Une épitaphe vivante
Enzo est une œuvre de passage, au double sens du terme : passage entre deux cinéastes, passage d’un monde à un autre, passage à l’âge adulte. C’est aussi un film qui témoigne de la capacité du cinéma à survivre à ses auteurs — à condition d’être transmis dans la fidélité et la réinvention. En ce sens, Enzo est peut-être le plus vivant des films posthumes : parce qu’il ne clôt rien, ne sanctuarise rien, mais continue, simplement, de chercher.
À l’heure où le cinéma français peine parfois à articuler radicalité politique et subtilité narrative, Enzo s’impose comme une œuvre rare. Ni manifeste ni repli nostalgique, il est un chant à deux voix — celle de Laurent Cantet et celle de Robin Campillo — pour célébrer l’indocilité, le doute et le droit de refaire sa vie ailleurs que là où l’on était destiné. C’est un film nécessaire. Un film qui ne meurt pas avec son auteur, mais qui nous oblige à vivre un peu autrement.