Film Les Chevaux de feu de Paradjanov : un poème en flammes, entre icône orthodoxe et transe païenne

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Il y a des films qui ne se regardent pas : ils se traversent comme une épreuve de beauté. Les Chevaux de feu (Tini Zabutykh Predkiv, 1965) du cinéaste géorgien d’origine arménienne Sergueï Paradjanov fait partie de ces rares œuvres incandescentes.

Restauré en 4K et de retour en salle aujourd’hui, ce chef-d’œuvre hors du temps qui comptait au panthéon cinématographique de la diaspora russe blanche en France comme dans le monde surgit comme une icône baroque, une fresque mystique en mouvement, un chant d’amour et de deuil qui irradie de couleurs et de symboles. Rien de moins qu’une expérience sensorielle totale, traversée d’ombres orthodoxes et de visions païennes, au croisement de l’art byzantin, du folklore houtsoule et de cet onirisme naturaliste qui formait l’un des rares moyens de contourner la censure soviétique.

Difficile de croire que ce film fut tourné au sein d’un système aussi rigide que le cinéma soviétique des années 60. Avec Les Chevaux de feu, Paradjanov signe un manifeste artistique contre le réalisme socialiste — un coup de théâtre cinématographique aussi audacieux que sacrilège. Adaptant la nouvelle Les Ombres des ancêtres oubliés de l’Ukrainien Mykhaïlo Kotsioubynsky, il transcende le matériau d’origine pour accoucher d’un mythe filmique où chaque plan semble issu d’un manuscrit enluminé ou d’une fresque liturgique slavonne en perpétuelle lévitation entre ciel et terre.

Le récit, en apparence simple déroulé une histoire d’amour tragique entre Ivan et Maritchka, deux âmes que tout sépare sauf le destin. Dans les Carpates, au XIXe siècle, Ivan et Marika s’aiment malgré la haine qui oppose leurs familles. A l’adolescence, Ivan gagne les alpages pour garder les troupeaux. Saisi d’un pressentiment, il retourne au village, pour apprendre que Marichka s’est noyée en voulant le rejoindre. Dès lors, Ivan pense au suicide, mais se console finalement dans les bras de Palagna. Après leur mariage, Palagna trompe Ivan avec le sorcier du village. Un lecture de Roméo et Juliette qui suit un chemin pagano-orthodoxe.

Le récit devient ainsi prétexte à un déploiement visuel d’une richesse inouïe. Caméra en apesanteur, contre-plongées théâtrales, travellings inspirés de la danse et surgissements oniriques… Paradjanov invente une syntaxe, une langue du sacré profane. Ici, la culture populaire géorgienne et ukrainienne, les rites chrétiens orthodoxes, les chants polyphoniques, les costumes chamarrés et les icônes religieuses fusionnent pour composer une forme d’extase cinématographique.

Je filme pour encenser la tombe de Tarkovsky (paradjanov)

On songe bien sûr à Tarkovski que Sergueï Paradjanov vénérait. Dans cette manière de filmer le sacré et l’eau, dans cette lenteur habitée par la grâce, dans ce refus du dialogue explicatif au profit de la suggestion. Mais Paradjanov est moins un héritier qu’un frère ésotérique, un mystique de l’image. Là où Tarkovski sculpte le temps, Paradjanov incendie le cadre. Il n’évoque pas Dieu : il le fait danser dans les branches, hurler dans les funérailles, apparaître dans les yeux d’un cheval ou dans un sang versé.

Certains opère un rapprochement – occidental – entre Sergueï Paradjanov et Terence Malick. Tous deux conçoivent le cinéma comme une liturgie du visible, un lieu où la nature, les gestes simples, les visages et les éléments deviennent porteurs de transcendance. Comme Malick, Paradjanov filme la terre, le feu, l’eau et le vent comme des forces agissantes, sacrées, souvent plus éloquentes que les dialogues. Chez l’un comme chez l’autre, les voix intérieures murmurent sous l’image, les souvenirs affleurent comme des prières et l’amour tragique devient une manière de relier l’humain au cosmos. L’un part des Carpates, l’autre du Texas mystique — mais tous deux creusent un même sillon : celui d’un cinéma habité par le divin et la beauté première.

Toutefois, à mon avis, la parenté contemporaine la plus étroite avec l’hypnose visuelle de Paradjanov est à chercher du côté de Béla Tarr. L’immense réalisateur hongrois, lui aussi mystique du temps et des visages, partage avec Paradjanov une foi inébranlable dans la puissance de l’image pure, du plan long habité, de la chorégraphie existentielle. Là où Les Chevaux de feu embrase la couleur, Tarr choisit le noir et blanc ; mais tous deux sculptent l’éternité dans le mouvement ralenti du monde, et font de chaque scène un rituel cinématographique.

Rien n’est gratuit. Chaque motif — œuf, bougie, croix, flamme, étoffe, masque — devient invocation. Chaque silence résonne comme une prière. Et pourtant, rien n’est figé. Les Chevaux de feu est un film en transe, une procession baroco-byzantine, une célébration érotique de la vie et de la mort. Un cinéma païen et chrétien, géorgien et universel, archaïque et révolutionnaire.

On comprend pourquoi le régime soviétique s’est empressé d’enfermer Paradjanov, de le censurer, de le réduire au silence. Un tel film ne pouvait qu’être perçu comme une offense aux dogmes. Mais ce que la censure n’a pu empêcher, c’est la persistance du miracle : Les Chevaux de feu continue de brûler. Comme une icône arrachée à l’oubli. Comme un poème en langues perdues, qui soudain nous parle dans notre langue intérieure.

Et à présent qu’il revient sur les écrans, dans une version restaurée aux couleurs exaltées, ce chef-d’œuvre trop longtemps confiné aux marges mérite d’être vu, revu, médité. Car ce n’est pas seulement un film. C’est un fragment de l’âme humaine.

Merci à Carlotta Films pour la restauration lumineuse de ce chef d’oeuvre de l’humanité.

Nicolas Roberti
Nicolas Roberti est passionné par toutes les formes d'expression culturelle. Docteur de l'Ecole pratique des Hautes Etudes, il étudie les interactions entre conceptions spirituelles univoques du monde et pratiques idéologiques totalitaires. Conscient d’une crise dangereuse de la démocratie, il a créé en 2011 le magazine Unidivers, dont il dirige la rédaction, au profit de la nécessaire refondation d’un en-commun démocratique inclusif, solidaire et heureux.