Super Happy Forever de Kohei Igarashi : un amour à rebours, entre mémoire et mirage

2965

Dans son quatrième long-métrage, le cinéaste japonais Kohei Igarashi s’empare d’un thème éternel — l’amour perdu — pour le réagencer dans une forme élégiaque et déstructurée, jouant sur le temps, le souvenir et l’ambiguïté. Super Happy Forever n’est ni une comédie romantique, ni un mélodrame, mais un film-miroir, délicatement fendu, dans lequel chaque spectateur peut se refléter à sa manière. Présenté en festivals (Venise, San Sebastián), ce drame franco-japonais dérange autant qu’il touche, et laisse le cœur à demi-ouvert. Oui, à demi…

Un récit en deux temps : 2023 puis 2018

La construction narrative déconcerte volontairement. Le film débute en 2023 : Sano (Hiroki Sano), veuf jeune encore hanté par la disparition de sa compagne Nagi (Nairu Yamamoto), revient sur les lieux de leur rencontre — une station balnéaire d’Izu — en compagnie de son ami Miyata (Yoshinori Miyata). Ils logent dans la chambre 819, celle qu’occupait Nagi en 2018. Le spectateur est immédiatement immergé dans une temporalité suspendue, où l’hôtel se meurt doucement (il va fermer à la fin du mois), et où le monde semble s’effacer autour du deuil obsessionnel de Sano. Puis, à mi-film, la narration opère un basculement : on revient à 2018, au moment où Nagi et Sano se sont rencontrés. Le ton s’allège, la lumière s’intensifie, et une autre vérité semble émerger, plus insaisissable encore : celle d’un amour qui a peut-être toujours contenu son propre échec.

Une esthétique du flottement

Visuellement, le film doit beaucoup au chef opérateur Wataru Takahashi, qui capture les lumières vacillantes de la mer, les textures du bois vieilli, les reflets flous du souvenir. La caméra flotte, comme habitée par la mélancolie, et les dialogues, rares, laissent place à un espace contemplatif. Daigo Sakuragi signe une bande-son discrète, presque furtive, avec quelques surgissements — comme la reprise de Beyond the Sea — qui semblent commenter le film tout en restant à distance.

Kohei Igarashi travaille ici en creux. Il refuse le spectaculaire, le lyrisme explicite. Il préfère le tremblement au cri, le glissement à l’affirmation. Il signe ainsi un cinéma du doute, de la suggestion, à la manière d’un Kore-eda ou d’un Hamaguchi, tout en flirtant avec une nostalgie européenne — on pense parfois à Demy (Lola, Les Parapluies de Cherbourg), voire à Resnais dans sa manière de faire coexister plusieurs couches temporelles.

Ambiguïtés et symboles : une lecture plurielle

Le film se refuse à une lecture univoque. La déclaration tardive de Sano selon laquelle Nagi « n’était pas heureuse » trouble la surface idéale dressée par la reconstitution de 2018. Leur histoire d’amour, d’abord idéalisée, se fissure rétrospectivement, mettant en cause la fiabilité du souvenir.

Le personnage d’An (Hoang Nhu Quynh), employée vietnamienne de l’hôtel, introduit une autre ligne narrative, plus discrète mais symboliquement forte : c’est elle qui retrouve et transmet la fameuse casquette rouge perdue par Nagi. Celle-ci devient un objet de passage, peut-être de résilience, voire de transmission. Le titre même du film — Super Happy Forever — prend un ton ironique : il s’agit du nom d’un colloque fictif, mais aussi d’un mirage romantique dont le film s’emploie à déconstruire les fondations.

Super Happy Forever brille par sa finesse formelle, l’élégance de la mise en scène et la grâce de Nairu Yamamoto, bouleversante dans le rôle de Nagi. On sent aussi très fort l’influence cinéphile – de Bande à part de Godard à Hiroshima mon amour — dans ce récit fragmenté, hanté par l’absence. Cela étant, la lenteur de la première moitié (près de 40 minutes dans un hôtel quasi vide), le silence pesant, l’absence de résolution claire, peuvent désorienter voire frustrer. Le film ne donne pas toutes les clés, et ne cherche jamais à livrer un récit linéaire ou émotionnellement cathartique. Il demande un regard actif, méditatif. Que tout le monde n’aura pas l’envie de prolonger.

Fiche technique

  • Titre original : Super Happy Forever
  • Réalisateur : Kohei Igarashi
  • Scénario : Kohei Igarashi, Koichi Kubodera
  • Photographie : Wataru Takahashi
  • Musique : Daigo Sakuragi
  • Montage : Kohei Igarashi, Keiko Okawa, Damien Manivel
  • Durée : 1h34
  • Nationalités : Japon / France
  • Interprètes : Hiroki Sano (Sano), Yoshinori Miyata (Miyata), Nairu Yamamoto (Nagi), Hoang Nhu Quynh (An), Tomo Kasajima, Miu Kainuma