Par-delà les clivages idéologiques, la stratégie israélienne de famine organisée à Gaza suscite une condamnation croissante. Plus d’une centaine d’ONG, des agences onusiennes et des voix critiques venues d’Israël même dénoncent une situation de « famine de masse » orchestrée. Plus d’une centaine d’ONG, dont Médecins sans frontières, Médecins du monde et Oxfam, dénonce d’une même voix ce mercredi la “famine de masse qui se propage dans la bande de Gaza”. Devant cette spirale tragique, une question résonne : que reste-t-il de notre conscience collective ?
La faim comme levier de guerre
Depuis le début de l’offensive israélienne à Gaza en octobre 2023, un fait s’est lentement mais inexorablement imposé : la faim n’est pas une conséquence collatérale du conflit, elle en est devenue un outil stratégique. Plusieurs documents accablants, dont un rapport du Lancet et de multiples alertes d’Amnesty International, font état d’une famine induite, planifiée, et aggravée par une politique de blocus total des ressources alimentaires et humanitaires.
Le coordinateur humanitaire de l’ONU pour Gaza a lui-même déclaré en juin 2025 que « les civils sont affamés de manière délibérée », insistant sur le caractère systémique du siège : entraves aux convois de nourriture, attaques contre les stocks, destruction des infrastructures agricoles et hydriques. En juillet, le seuil a été franchi. On ne parle plus d’insécurité alimentaire, mais de famine — un terme réservé par le droit international aux situations les plus extrêmes, et défini par des seuils de mortalité et de sous-nutrition massifs.
Selon le dernier rapport du Cadre Intégré de Classification de la sécurité alimentaire (IPC), 470 000 personnes à Gaza sont confrontées à des conditions de famine (phase 5 de l’IPC) et l’ensemble de la population souffre d’une insécurité alimentaire aiguë.
Une arme illégale au regard du droit international
Utiliser la faim comme méthode de guerre constitue une violation flagrante des Conventions de Genève et un crime de guerre selon le Statut de Rome de la Cour pénale internationale (article 8(2)(b)(xxv)). Le Bureau du Procureur de la CPI, qui a délivré un mandat d’arrêt contre des membres du Hamas en mai 2025, a également ouvert des investigations visant des responsables israéliens.
Dans un rapport du 3 juillet, Amnesty va plus loin : l’organisation estime que le recours systématique à la faim entre dans le cadre du crime de génocide, en tant que tentative « d’infliger délibérément à un groupe des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique ». Le mot, lourd d’histoire, n’est plus réservé aux pamphlets militants : il émane aujourd’hui de juristes internationaux, de chercheurs en droit humanitaire, et de diplomaties jusque-là prudentes.
Le chantage au départ : mourir ou fuir
Affamer pour faire fuir : tel semble être le double objectif de la stratégie israélienne. Depuis des mois, les civils palestiniens sont poussés au déplacement, dans un mécanisme de “clear and hold” inspiré des stratégies contre-insurrectionnelles. Les bombardements massifs du nord de Gaza ont été suivis par des injonctions à l’évacuation vers le sud. Mais ce sud n’offre ni refuge, ni sécurité, ni accès aux denrées de base. La famine s’étend à Rafah, à Khan Younès, aux “zones humanitaires” elles-mêmes.
Il ne s’agit pas seulement de détruire le Hamas — dont les réseaux, certes, subsistent en souterrain — mais de rendre invivable la continuité d’un peuple sur son propre territoire. De cette lecture, beaucoup en Israël commencent eux-mêmes à s’alarmer. Le quotidien Haaretz a publié des tribunes appelant à cesser cette politique du désespoir. L’ancien chef d’état-major israélien Moshe Yaalon a dénoncé publiquement la stratégie d’affamement comme « moralement intenable et juridiquement suicidaire ».
Le silence complice de la communauté internationale
La responsabilité de cette catastrophe ne repose pas uniquement sur l’État hébreu. Elle pèse aussi sur les États qui, en se murant dans des équilibres diplomatiques cyniques, laissent faire. L’Union européenne, divisée, peine à adopter une position unifiée ; les États-Unis bloquent encore toute résolution contraignante au Conseil de sécurité. Pendant ce temps, plus de 111 Palestiniens sont officiellement morts de faim — des nourrissons, des vieillards, des humanitaires, dans un territoire où 95 % de la population ne mange plus à sa faim.
Des voix se lèvent pourtant. Plus de 109 ONG — dont Médecins Sans Frontières, Save the Children, Oxfam, Action contre la Faim — alertent sur le seuil critique dépassé. En Australie, en Espagne, en Irlande, des parlements dénoncent un « nettoyage ethnique par privation ». Même en Israël, les manifestations contre la guerre prennent une tournure nouvelle : on y brandit des photos d’enfants décharnés, on y refuse de « vaincre sur les cadavres ».
Mémoire brisée : le paradoxe historique d’un État-nation né de la faim
Il y a dans le drame qui se joue à Gaza une dissonance historique qui frappe au cœur de la conscience universelle : l’État d’Israël, dont l’existence moderne fut en partie rendue indiscutable par l’horreur de la Shoah — famine dans les ghettos, extermination systématique, effondrement moral de l’Europe — applique aujourd’hui, contre un autre peuple, des procédés qui rappellent les plus sombres chapitres de son histoire collective. Certes, les situations ne sont pas identiques. Mais la méthode du blocus alimentaire, la désignation globale d’un ennemi ethnique, le refus d’accès humanitaire, les files de mères affamées implorant de quoi nourrir leurs enfants : tout cela évoque des images que l’humanité jurait de ne plus jamais revoir.
Cette contradiction n’est pas seulement éthique. Elle est existentielle. Car si un peuple ayant tant souffert peut aujourd’hui infliger à d’autres une souffrance volontaire, alors c’est le principe même du « plus jamais ça » qui vacille. Yeshayahu Leibowitz, figure prophétique du judaïsme critique, alertait dès 1968 sur le danger pour Israël de « se transformer en dominateur colonial et en porteur d’oppression ». Aujourd’hui, des survivants de la Shoah, des Israéliens, des Juifs du monde entier s’élèvent contre ce reniement. Ce n’est pas en les accusant de trahison, mais en les écoutant, qu’on peut restaurer une parole morale qui refuse de sacrifier l’Autre, quel qu’il soit, sur l’autel d’une sécurité qui sert à l’évidence d’autre dessein politique et hégémoniques.
Faim et vérité : une épreuve morale pour l’humanité
Si l’histoire devait juger cette guerre, ce ne serait peut-être pas tant par le nombre de morts que par la méthode utilisée pour tuer à distance : la privation, la lenteur, l’oubli. Mourir de faim dans un monde saturé de ressources, sous l’œil des satellites et des caméras, constitue un scandale absolu de notre modernité. Le philosophe Avishai Margalit disait que « la mémoire morale d’une société se mesure à ce qu’elle refuse d’accepter comme normal ». Nous sommes à ce carrefour. La normalisation du siège, le relativisme médiatique, l’ensauvagement progressif du droit de la guerre pourraient faire école. Laisser faire aujourd’hui, c’est autoriser demain d’autres régimes — en Afrique, en Asie, en Europe — à affamer sans sanction.
Il est urgent de réaffirmer une ligne rouge, claire, non négociable : la faim ne peut être un outil politique. Ni pour punir un peuple, ni pour forcer son déplacement, ni pour imposer la paix. Affamer, c’est abolir toute commune humanité. C’est frapper au cœur ce que les civilisations ont toujours considéré comme inviolable : le droit de l’enfant à manger, le droit du vieillard à boire, le droit du civil à survivre.
Gaza, cimetière de l’humanisme occidental
À Gaza, ce ne sont pas seulement des enfants qui meurent, ce n’est pas seulement un peuple qu’on affame. Ce qui se délite jour après jour, dans le silence ou l’impuissance des grandes puissances, c’est une certaine idée de l’homme.
Ce qui meurt, c’est la pensée humaniste occidentale. Celle qui se croyait née d’Athènes et de Jérusalem, de la raison critique et de la compassion prophétique. Celle qui avait posé, dans la Déclaration universelle de 1948, que toute vie humaine mérite respect, dignité, pain et liberté. Celle qui, après Auschwitz, avait juré de ne plus détourner les yeux.
Aujourd’hui, ce legs vacille. Car si nous tolérons l’affamement méthodique d’un peuple à la vue de tous, alors l’universalisme des droits n’est plus qu’un mot creux. Si Jérusalem trahit Jérusalem, si Athènes renonce à Athènes, il ne nous reste qu’un champ de ruines morales dans lequel l’histoire balbutie des horreurs déjà vues.
