Avec Géographies de la mémoire, Philippe Le Guillou creuse une fois encore ce sillon mémoriel qui part du Faou, et y revient sans cesse. Ce bourg finistérien « entre mer et forêt », au seuil de la presqu’île de Crozon, traversé en son milieu d’une rivière dont les marées océaniques toute proches découvrent et recouvrent les fonds alluvionnaires gris et vaseux. Amarrée à la rive, la vieille église du bourg dresse, tel un mât, son fin clocher de granit. Le Faou est l’étape initiatique « des ferveurs primordiales » de Philippe Le Guillou qui nous entraîne sur ses pas de « piéton qui chemine » dans une géographie physique et humaine de lieux et de rencontres qui l’ont modelé et construit.
Cette « géo-biographie », comme l’appelle Philippe Le Guillou, nous fait retrouver les deux grands-pères des Marées du Faou, Gabriel, le taiseux, et Jean, le disert, qui lui ouvriront, tous les deux à leur manière, les portes d’un imaginaire qui ne le quittera plus et contribueront définitivement à bâtir l’univers de ses fictions romanesques.
Après Le Faou, Philippe vivra à Morlaix, austère cité à la froideur minérale, aux rues pentues cernées de maisons à colombages. Il y croisera un Morlaisien de souche, Michel Mohrt, reconnaissable à sa singulière allure d’aristocrate britannique, romancier lu et admiré de la Prison maritime qu’il retrouvera plus tard, quand la ville, un temps ingrate, finira par honorer l’écrivain fait académicien français en 1985. C’est à Paris que les deux hommes se reverront, dans des rencontres régulières, « entières, sans fard, portées par le vent du large et l’esprit breton », empreintes d’une réciproque et affectueuse amitié.
À Rennes, nouvelle étape de son parcours lycéen, alors qu’il est en classe préparatoire au lycée Chateaubriand – « le caisson », dit-il sans aménité -, il assistera à des cours de littérature secs et froids qui ne lui apporteront que des usages, des techniques et des discours de « professeurs entomologistes » impuissants à rendre sensible la fièvre des mots. Cette fièvre sera celle de Patrick Grainville, romancier flamboyant, qu’il découvrira avec enthousiasme dès ses années d’adolescence morlaisienne, et dont il deviendra, timidement d’abord, passionnément ensuite, le fidèle correspondant et proche ami, « dans une complicité heureusement nouée ».
Mais Rennes, ville « médiocre » selon notre impitoyable jeune homme, où s’ennuieront, dit-il, Dominique Fernandez et Milan Kundera, tous deux enseignants d’une université déplacée en 1967 du centre historique vers le morne quartier périphérique de Villejean-Malifeu, c’est aussi, très heureusement, le lieu d’une déambulation piétonne qui l’amènera au seuil d’une librairie exceptionnelle, Les Nourritures terrestres, sise rue Hoche au cœur de la ville, tenue par deux sœurs, Yvette Bertho et Jeanne Denieul. Le lieu est la réplique de la fameuse et mythique librairie parisienne, La maison des amis des livres tenue par Adrienne Monnier et Sylvia Beach, auprès desquelles Yvette fit son apprentissage dans les années 40. « Sans ces femmes, sans leur merveilleuse échoppe […], j’aurais continué à m’éteindre, je serai devenu un scribe, un légiste, un fonctionnaire de la lettre ». Les deux dames deviendront vite ses conseillères et complices littéraires et lui donneront l’opportunité d’approfondir la lecture de celui qui est devenu, dans ses années d’hypokhâgne, le grand homme de sa vie littéraire, « le très mystérieux et très secret » Julien Gracq, écrivain adulé, « l’incarnation même, érémitique et inaccessible, du classique vivant » écrit-il dans Les Marées du Faou.
Philippe Le Guillou rencontrera Gracq dans son ermitage familial de Saint Florent le Vieil, au bord de « la puissante et lente Loire ». Comme avec Grainville, le premier contact sera épistolaire et Gracq y répondra avec spontanéité et chaleur. Ce sera le début d’un lien régulier, lui aussi, entre le maître et le disciple, simple, émouvant, essentiel.
« Tout le monde avait un père, une mère, des dates avouables, une origine, un livret de famille. Anna, un matin d’été, dans la pénombre d’une arrière-cuisine, près du lavoir, m’avait murmuré qu’il fallait cesser d’interroger mon grand-père sur l’identité de son père, tout simplement parce qu’il n’en avait pas. »
La géographie de Philippe Le Guillou l’emmènera aussi en Irlande, « ce mélange de grandeur et d’origine […] cette Bretagne intacte, plus forte, parce que plus vaste » où il retrouvera, au hasard d’une soirée amicale, un autre écrivain du cercle de ses admirations littéraires, Michel Déon, l’expatrié. L’ultime halte de Philippe Le Guillou est Paris. Il choisit, pour y vivre, le quartier des Halles, autrefois « ventre » de la capitale, sacrifié il y a quarante ans sur l’autel de la modernité « pompidolienne ». L’église Saint-Eustache, longtemps dressée au bord d’un trou creusé là par d’indécis urbanistes, devient l’un de ses refuges, que l’immense musicien, et ami, Jean Guillou emplissait régulièrement du souffle de ses orgues jusqu’à sa disparition en 2019.
« Le regard que l’on porte sur l’enfance est ce qu’il y a dans l’être de plus intime, de plus révélateur » écrit Philippe Le Guillou dans Les Marées du Faou. D’où cette recherche du temps perdu, développée tout au long de romans et récits admirablement écrits, faits de rêveries, d’errances et de nostalgies nourries de ces rencontres et déambulations « géographiques », et qui, au fil des années, font œuvre littéraire.
Géographies de la mémoire par Philippe Le Guillou, Gallimard, Collection Folio (n° 6392), 2017, 304 p., ISBN : 9782072715945, prix: 8.00 euros