Alix Bayart donnait hier ses impressions à la suite de sa lecture de Tous ensemble, mais sans plus de Georges Flipo qui vient de paraitre chez Anne Carrière (voir l’article). Georges Flipo étant un homme charmant et attentif, il n’a pas hésité à répondre à quelques questions susceptibles d’éclairer son travail auprès de ses lecteurs. Humour et psychologie sont au rendez-vous…
Alix Bayart – En vous lisant, le lecteur a l’impression que vous connaissez de près chacun des personnages, mais surtout les milieux dont ces personnages sont issus, leur histoire, leur vécu. Bien sûr, vous les avez créés, mais il est impressionnant de remarquer que vous semblez aussi à l’aise pour décrire un dîner de la bourgeoisie convenue de province, avec tous ses stéréotypes, qu’un entretien d’embauche professionnel, dont les codes sont régis par des lois non écrites mais bien réelles… Comment faites-vous pour sonner si « juste » et décrire, en quelques pages, une ambiance, un milieu, et toutes ses particularités ses non-dits, ses codes spécifiques ?
Georges Flipo – Disons que, pour « sonner juste », il y a deux solutions.
Soit parler d’un cadre que je connais bien, directement (séance de relooking dans Changement de look, par exemple) ou indirectement : je n’ai jamais fait passer d’oral de bac de rattrapage de français (dans Le naturalisme chez Zola) mais j’en ai très longuement parlé avec un enseignant qui était habitué de l’épreuve. En écrivant, je n’hésite pas, alors, à commencer par accumuler les détails, trop de détails, pour me sentir à l’aise dans la narration. Puis je sabre, pour éviter les nouvelles « sur-documentées » qui sont un odieux travers de bon élève.
Soit j’imagine, quand je ne connais pas, mais je triche : dans le cas de « L’heure du bain », je n’ai pas 80 ans, je ne me suis pas encore fait draguer par une veuve du même âge, comment faire ? La technique consiste alors à donner quelques détails inattendus qui créent le climat en le sortant du registre classique : Hélène va rencontrer Michel… en baignant son King Charles. Ou, dans « Le Club Vie Intense », j’introduis une cuisinière thaïlandaise, un extra birman, afin d’éviter les autres détails, où je risquerais de sonner faux.
A.B. – Bien sûr, le lecteur se posera la question au cours de la première nouvelle : ces clubs réservés aux personnes âgées existent-ils vraiment ? Devraient-ils exister, permettant une alternative pour le moins intéressante à la maison de retraite ? Est-un ce désir pour votre vieillesse, ou une angoisse latente du temps qui passe et bien sûr, ne fait de bien à personne ?
G.F. – J’ai travaillé pour un groupe hôtelier, il y a plusieurs années, sur un projet de club de ce genre (mais sans sports extrêmes, faut-il le dire). Pour cela, j’ai animé plusieurs groupes de seniors, pour tester le projet. Ils étaient très intéressés par le projet, mais à condition que la clientèle soit mixte… autant de jeunes que de vieux ! Les vieux sont anti-vieux. Au secours, il ne restait plus qu’à trouver une cible de jeunes intéressés par des vacances de vieux ! Le projet a évidemment été archivé. L’anecdote répond, je crois, aux deux premières questions.
La troisième, plus personnelle, vient gratter là où ça fait mal. Je me suis toujours considéré comme un gamin partout où je passais, comme « trop jeune » dans toute activité où je me lançais. Et je m’en portais bien. De gros ennuis de santé survenus depuis deux ans m’ont obligé à changer d’état d’esprit. L’âge a fini par se vexer, il a voulu me rattraper. Ce n’est pas le temps qui passe qui m’angoisse, c’est ce soudain signal physique qui m’agace, en pleine jeunesse.
A.B. – Le thème de la vieillesse est repris dans L’heure du bain, magnifique nouvelle emplie d’espoir, puisqu’il semble que ses protagonistes n’en sentent plus le poids, alors que c’est elle qui pèse tant sur les épaules du joueur d’échecs. L’âge, un thème important pour vous ?
G.F — Je suis content que L’heure du bain vous ait plu. Je voulais parler de la sexualité des personnes âgées avec pudeur, sans ironie. En première version, le couple ne se faisait pas. Trop vieux, trop différents. La nouvelle était bêtement cruelle, et trop attendue. J’ai récrit, j’ai voulu cette fin plus optimiste, car elle était dans la logique des personnages, ce sont presque eux qui l’ont réclamée. Cela dit, l’âge n’est pas si important pour moi en tant qu’auteur : le sujet n’entre que pour 18% de ce recueil (pesés en nombre de mots).
A.B. – “Tu feras médecine ou polytechnique, mon fils !” Une phrase que de nombreux enfants doivent entendre, et une pression psychologique qu’énormément de parents font peser sur leurs enfants. Que pensez-vous de cette course à l’excellence distillée dès les classes de maternelle ?
G.F. — J’ai un peu vécu cette course (sauter des classes, être en tête), mais à un degré moindre : mes parents étaient plus ouverts, plus fantaisistes aussi, que ceux de « Fâcheuse fièvre ». J’ai fini par craquer une année, pour redoubler. Quel bonheur ! J’avais enfin des copains de mon âge, des préoccupations de mon âge. Et je suis ensuite redevenu un bon élève bien plus heureux. La course à l’excellence n’est pas forcément malsaine, mais elle ne devrait commencer qu’au lycée.
A.B. – Bourgeois ou ouvrier, on peut se mélanger, certes, et même se marier, mais les différences sont réelles. Dans votre nouvelle Les choses du marais, ces différences fondamentales d’éducation et donc de comportement ne pourront pas être effacées. Pensez-vous donc cela vraiment impossible ? A-t-on besoin de son « marais imaginaire » pour y engloutir tout ce qui dérange, ce qui divise ou sépare?
G.F. — Non, ce n’est pas impossible, à condition, justement… que l’on se crée son marais imaginaire. Dans cette nouvelle, le couple avale tous les obstacles, remplit ce marais imaginaire. Ce qui posera le problème, c’est un détail qu’il n’était pas possible de jeter en ce marais, je ne dis pas lequel pour ne pas dévoiler le ressort de l’histoire.
A.B. – Même les échecs ou la pratique du vélo ne semblent avoir aucun secret pour vous ! Connaissez-vous tout ce que vous décrivez, ou bien travaillez-vous en vous documentant ?
G.F. — Pour le vélo, je n’ai pas besoin de me documenter. Le sprint en haut de la bosse à Longchamp, je l’ai fait des dizaines de fois, même dans des pelotons qui frottaient. Il n’y a pas de sport où j’ai autant de plaisir à souffrir qu’à vélo.
Les échecs m’ont toujours fasciné. Mais, à mon désespoir, c’est comme dans le tango, je n’ai jamais réussi à y être ne serait-ce qu’assez bon : je ne me mets pas assez à la place de l’autre, ce qui est rédhibitoire. Je me documente donc beaucoup, je cherche vraiment une partie classique cadrant avec le récit. Je voulais une ouverture exotique (le contre-gambit Greco) dans La partie des petits saints (in Qui comme Ulysse), j’en ai trouvé une authentique, impossible à créer seul. Pour La vache et le tigre, dans ce nouveau recueil, je voulais une partie de haut niveau où l’un des joueurs commette une bourde, j’ai eu aussi du mal à en trouver une belle, une vraie.
A.B. – Un mot sur la nouvelle qui donne son titre à l’ouvrage, et qui paraît si « actuelle », si vraie qu’on croirait que ce n’est pas une fiction due à votre talent, mais bien un évènement qui s’est déroulé « en vrai ». Pensez-vous que des candidats comme Raoul Noir aient une chance dans notre société qui, bien que défendant son ouverture d’esprit et son accueil légendaire, se garde souvent bien d’appliquer à la lettre les beaux principes qu’elle met en avant ?
G.F. — Merci, merci pour eux. Je voulais absolument qu’elle semble « en vrai », hors du récit littéraire. Même si, pour une fois, les personnages sont volontairement typés comme dans la tragédie grecque : il y a le gentil, le gentil-méchant, et le méchant.
Les Raoul Noir ont-ils une chance ? Oui, s’ils sont, comme le disait Françoise Giroud en parlant des ministres femmes « obligées d’être indiscutablement meilleures pour être considérées comme égales ». Je ne crois pas que le problème se pose à l’échelon de l’élite : un Raoul Noir qui sortirait de Centrale, Hec ou Essec, n’aurait pas à affronter une telle méfiance.
Mais qu’en est-il aux candidats sortants d’un IUT, d’un BTS, d’une petite école de commerce ? Ceux-là ont cru à ce que disaient leurs professeurs, ils se sont battus pour sortir de leur ghetto, avec beaucoup plus de mérite qu’un candidat arrivant par origine « normale ». Ce sont eux dont le désespoir peut tourner à la rage, si, à l’arrivée, on leur ferme les portes – ce qui est, hélas, très souvent le cas. On les rejette vers ce qu’ils ont fui.
A.B. – Cette jeune femme qui danse le tango est extrêmement touchante. Croyez-vous qu’un tel comportement puisse vraiment exister ? Le poids du regard de l’autre n’est-il pas trop lourd pour oser aller contre les différences ? D’ailleurs, on voit bien que la jeune femme qui porte une cicatrice au poignet a du mal à accepter sa propre différence, vu à travers les remarques d’autrui…
G.F. — Oui, Pauline est « touchante », l’adjectif est le bon. Son comportement ? Il se crée de fil en aiguille. Je dirais même d’épreuve en épreuve. Mais aussi de verre en verre. Il lui faut l’aide du Pacherenc pour aller vers une certaine « sainteté », malgré le regard des autres. La vraie épreuve, vous avez raison, c’est sans doute le regard des autres.
A.B. – Dans La maîtrise de la langue, le héros se fait avoir, alors que dans Le naturalisme chez Zola, au contraire, n’est pas pris celui qu’on croyait… Une façon de redonner aux faibles un peu d’espoir ?
G.F. — Oh non, Jessica, dans Le naturalisme chez Zola, n’est pas une « faible ». C’est une cynique. Pas faible non plus, mais cynique encore, le Jacek de La maîtrise de la langue. Quand on est cynique, on peut parfois gagner, parfois perdre. C’est bien la seule morale. Prise à part, chacune de ces deux nouvelles est sans morale. En les confrontant, il y en a une.
A.B. – Et une note d’espoir à la fin : même si c’est absurde, « quand même, pourquoi pas ? ». Est-ce une maxime de vie, une façon de voir les choses par le bon bout de la lorgnette que vous pratiquez vous-même ?
G.F. — Oui. Tout ce que j’ai fait de bien dans ma vie, c’est en me disant cela. Partir dans la publicité après mes études, me lancer tardivement dans l’écriture, c’était « sans doute absurde, bien sûr, mais pourquoi pas ». Continuer à écrire, alors qu’aucun de mes huit livres (un par an) n’a jamais été admis sur la table « Nouveautés » de la Fnac, ni dans les interviews de Lire, c’est pareil, « sans doute absurde, bien sûr, mais pourquoi pas ». Je ne désespère pas.
Si vous n’êtes pas dans Lire, vous êtes au moins chez Unidivers, ce qui n’est pas tout à fait pareil, mais pas mal quand même ;-)
A.B. – Un grand merci pour vos réponses !
G.F. — Et pour vos questions, donc ! En conclusion, je voudrais simplement ajouter que je n’ai jamais voulu que le lecteur soit entraîné au mea culpa, ce serait me poser en directeur de conscience. Imaginer un mea culpa, c’est distinguer le bien du mal. Or, dans ces nouvelles, ce n’est pas si net. Je ne veux pas de discours moralisant, mais déstabilisant : j’ai exposé des tableaux dérangeants, c’est tout. Peut-être inciteront-ils le lecteur à regarder parfois autrement la société qui l’entoure.