Le 23 juin 2025, un tribunal fédéral américain a rendu une décision qui pourrait bien marquer un tournant dans l’histoire du droit d’auteur. L’affaire opposait trois auteurs — Andrea Bartz, Charles Graeber et Kirk Wallace Johnson — à l’entreprise Anthropic, spécialisée dans l’intelligence artificielle. Les plaignants accusaient la société d’avoir utilisé leurs ouvrages sans autorisation pour entraîner son modèle de langage Claude.
Derrière cette bataille juridique se joue en réalité bien plus qu’un simple différend entre créateurs et développeurs. C’est un changement de paradigme qui s’annonce, un bras de fer planétaire entre deux visions du droit d’auteur à l’ère de l’intelligence artificielle générative. Et la France, championne historique de la défense des créateurs, pourrait bien se retrouver en première ligne.
La décision américaine : feu vert à l’entraînement des IA avec des œuvres achetées
Le juge californien William Alsup a tranché : utiliser des livres protégés par le droit d’auteur, légalement achetés puis numérisés, pour entraîner un modèle d’IA constitue un « fair use », un usage légitime au regard du droit américain. En revanche, les 7 millions d’œuvres piratées téléchargées par Anthropic depuis des bibliothèques illégales comme Library Genesis ne bénéficient d’aucune protection et exposent l’entreprise à de lourdes sanctions.
Cette distinction — entre contenus acquis légalement et contenus piratés — pose un jalon fondamental. Elle confirme pour la première fois qu’une entreprise d’intelligence artificielle peut s’appuyer sur des œuvres protégées, sans licence spécifique, si elle les a obtenues légalement. En d’autres termes, acheter un roman en librairie et le scanner pour entraîner une IA devient, en droit américain, un acte autorisé.
Vers une « révolution silencieuse » du droit d’auteur
Cette décision entérine un basculement majeur. Pour les entreprises d’IA, c’est une victoire stratégique : le contenu culturel existant devient un carburant légitime pour les modèles génératifs, sans qu’il soit nécessaire de négocier des droits avec les auteurs. L’entraînement devient un acte d’usage, non de copie.
Mais pour les créateurs, c’est un choc. Leurs œuvres peuvent désormais servir à nourrir des intelligences artificielles capables, à terme, de produire des textes concurrents — sans contrepartie, sans contrôle. En somme, la créativité humaine devient une matière première pour la créativité machinique.
Et en Europe ? Une ligne de fracture s’annonce
Le droit d’auteur européen repose sur un fondement radicalement différent. Ici, le fair use n’existe pas. Les exceptions à la protection des œuvres sont strictement encadrées, listées par la loi, et leur interprétation est restrictive.
Certes, une directive européenne de 2019 a introduit une exception à des fins de « fouille de texte et de données » (text and data mining). Mais elle est assortie d’un droit d’opposition pour les usages commerciaux. Autrement dit, les ayants droit peuvent interdire l’utilisation de leurs œuvres pour entraîner une IA, sauf autorisation expresse.
La France, quant à elle, a toujours fait de la défense des créateurs une priorité. Le droit moral, inaliénable, y est protégé plus qu’ailleurs. L’utilisation non consentie d’une œuvre dans un système d’intelligence artificielle y serait donc non seulement critiquée, mais sans doute jugée illicite.
Régulation européenne en approche
Toutefois Bruxelles est en train de finaliser un code de bonnes pratiques lié à l’AI Act qui impose aux entreprises de :
- déclarer clairement l’origine de leurs contenus d’entraînement,
- s’interdire les œuvres issues de sites pirates,
- instituer des mécanismes de « police anti-plagiat » dans leurs modèles
Ce texte, qui devrait entrer en vigueur à l’hiver 2025 confirme une orientation très protectrice des ayants droit, avec un droit d’opt-out pour toute utilisation commerciale. Ce code des bonnes pratiques prouve que l’UE structure un droit spécifique à l’IA qui s’avère plus contraignant que le fair use.
Un bras de fer mondial entre deux modèles
Au demeurant, cette opposition juridique reflète deux visions du monde :
- D’un côté, le pragmatisme américain, où la régulation est souple, pensée pour favoriser l’innovation rapide. Les géants de l’IA s’y développent à grande vitesse, portés par un droit d’auteur désormais assoupli.
- De l’autre, la prudence européenne, soucieuse d’établir un équilibre entre innovation technologique et respect des créateurs. Avec le futur règlement européen sur l’intelligence artificielle, l’UE renforce même les garanties en faveur des ayants droit.
À travers ces affaires judiciaires, c’est une nouvelle forme de lawfare qui se dessine : le droit d’auteur devient un champ de bataille géopolitique. Les États-Unis veulent faire de l’IA une arme de souveraineté. L’Europe, elle, se donne pour mission d’en définir l’éthique.
Quelles conséquences pour la France ?
Pour la scène littéraire, artistique et éditoriale française, les enjeux sont immenses :
- Les maisons d’édition devront repenser leurs contrats pour encadrer l’usage de leurs catalogues à des fins d’entraînement.
- Les auteurs pourraient revendiquer un nouveau « droit à l’entraînement » à l’image du droit de reproduction ou d’adaptation qui ouvre potentiellement la voie à des rémunérations spécifiques.
- Les institutions culturelles, les bibliothèques et les plateformes devront clarifier leurs politiques face à la montée des demandes d’accès aux corpus numériques.
Mais surtout, la France devra décider si elle suit, freine ou contrebalance l’élan américain. Et cela suppose un débat politique, juridique et culturel d’envergure : que veut-on protéger ? L’innovation à tout prix ou la création comme bien commun ?
Une question de civilisation ?
Cette affaire n’est pas seulement un différend juridique. Elle pose une interrogation vertigineuse : dans quelle société voulons-nous vivre ? Une société où les œuvres humaines deviennent des ressources gratuites pour des machines plus productives que leurs créateurs ? Ou bien une société où l’intelligence artificielle reste un outil au service des hommes, respectueux de leur travail, de leur talent, de leur droit ?
Le droit d’auteur a survécu à l’imprimerie, à la photographie, au cinéma, au numérique. Survivra-t-il à l’IA générative ? Ou bien devons-nous inventer un nouveau droit, un droit des « inputs« , des corpus, du savoir partagé ? L’Europe, et la France en particulier, ont un rôle décisif à jouer dans cette transition.
Lire, créer, partager n’a jamais été aussi politique.
