L’extrême droite en Italie ? Nous l’avons rencontrée à l’occasion d’une impression de déjà-vu. C’était le 28 février 2015. Jour qui vit la descente à Rome de la Ligue du Nord, la Lega Nord…
Dans les médias français, il en va de politique italienne comme dans les autres pays de l’Union : si ces enjeux ne sont pas européens (voire quand ils ne concernent pas la France directement), on en parle peu, voire pas du tout. Étant donné le fouillis scénaristique du show politique que l’Italie écrit chaque jour, il est cependant difficile de les blâmer…
En fait, les Italiens eux-mêmes se sont fait une raison. Rares sont les nations où la fracture entre les politiques et leurs concitoyens est autant consommée. Entre désintérêt et rejet du politique, les eaux politiciennes – des deux côtés des Alpes – sont agitées par les mêmes remous, poussant toujours plus loin l’Italie et la France dans les bras et les nimbes des extrêmes droites.
Il y a quelques années, personne n’aurait imaginé qu’un parti indépendantiste et fédéraliste comme la Lega Nord puisse manifester à Rome. Elle a été fondée en 1989 sous la direction d’Umberto Bossi en vue de réclamer l’indépendance de la Padania, qui rassemblerait la Lombardie et la Vénétie, et la mise en place d’un régime fédéral en Italie. Pourtant, le 28 février dernier, sur la Piazza del Popolo, la manifestation a bien eu lieu. Matteo Salvini, nouveau leader de la Lega Nord, y a confirmé le nouvel ancrage idéologique de son parti ; celui qui, il l’espère, lui assurera une audience nationale.
En Europe, ce fond idéologique existe déjà et nous le connaissons bien, c’est celui du Front national. La voix de Marine Le Pen était d’ailleurs présente à travers un message vidéo à l’attention des Salvinistes. La flagrance du copier-coller, aussi bien dans le fond que dans la forme, s’est imposée d’emblée aux commentateurs et autres politistes qui n’hésitent plus à parler de ‘lepénisation’ de la Lega Nord.
Des partis populistes, on dénonce souvent l’incohérence idéologique et l’absence d’un programme crédible et constant. C’est ne pas comprendre que leur cohérence n’est pas celle des idées, mais des opinions, des sondages, des résonnances du peuple auquel ils prétendent (re)donner corps. En cela, la Lega Nord, dans le sillon de Movimento Cinque Stelle à bout de souffle, s’est montrée particulièrement habile.
Il paraît loin désormais le temps où, défendant l’indépendance de la Padania et stigmatisant le Sud, la Lega poussait Berlusconi à soumettre au référendum une réforme fédéraliste de la Constitution italienne. [NDLR : la Padania est une région située autour du Po, en Lombardie et Vénétie, mais dont les contours n’ont jamais été précisément définis par la Lega elle-même.]
Si Umberto Bossi se trouvait à Rome en ce 28 février, il sait que le parti qu’il a fondé n’est plus le même. La vocation sécessionniste a laissé la place au nationalisme et Bruxelles a pris la place de Rome dans le rôle de l’ennemi à abattre. L’euro et l’immigration clandestine, responsables des maux de L’Italie, sont fustigés. « Prima gli Italiani! » (Les Italiens d’abord pouvait-on lire sur les pancartes agitées Place du Peuple.
Les différences avec le programme et la stratégie politique du Front national français sont infimes. Quant au succès, si les derniers sondages donnent la Lega à 15 % d‘intention de vote en ce début du mois d’avril, il faudra véritablement attendre les élections régionales de mai avant de faire les comptes. Mais a-t-elle une chance de devenir le leader de l’opposition ? De supplanter les partis de centre droit comme le FN en France ? L’Italie pourrait-elle se laisser tenter par l’extrême droite ? Avec un PD (Partito Democratico) en grande forme depuis les dernières européennes, et qui tire profit des récents succès de la politique de Matteo Renzi, notamment un net recul du chômage depuis trois mois – rien n’est moins sûr… Et pourtant, Salvini sait que la conjoncture politique ne lui a jamais été aussi favorable !
Le choix de défendre aux urnes un programme anti-establishment et antieuropéen n’est évidemment pas dû au hasard. Salvini sait que le ressentiment envers l’Union européenne est encore très vivace dans une Italie qui a beaucoup souffert des plans d’austérité (et qui n’en pas encore officiellement sorti). Qui plus est, le Movimento Cinque Stelle qui avait su rassembler sur ces thématiques aux élections de 2013 ne trouve plus d’écho auprès des Italiens ; l’opposition systématique et sans cohérence des députés Movimento Cinque Stelle au gouvernement, notamment lors de l’élection du Président de la République en février 2014, a sapé le crédit accordé au parti. En minorant la question territoriale dans son discours et en insistant sur la question de l’immigration et de l’Union européenne, c’est donc maintenant Salvini qui se trouve en meilleure position sur l’échiquier politique pour capitaliser sur ce mécontentement… et ainsi élargir son électorat.
La question pourrait se poser du risque pour la Lega Nord de perdre la confiance de son électorat originel, attaché à la question territoriale et au fédéralisme. Mais c’est sans compter que beaucoup de ses électeurs ne croient pas réellement en l’indépendance de la Padania, longtemps mythifiée par le parti. En revanche, le positionnement de la Lega sur les thématiques de l’immigration ou du protectionnisme a toujours constitué l’un des motifs fondamentaux du vote Lega Nord. De ce point de vue, la nationalisation du discours de ses leaders ne lui portera pas préjudice ; et les possibles gains en termes de voix pourraient être décisifs, notamment dans le sud.
“Possibles”, car le Mezzogiorno – l’ensemble des régions péninsulaire et insulaire qui correspondent au sud de l’Italie – représente pour la Lega une grande inconnue, et le parti aura fort à faire pour y convaincre. Certes, le discours anti-immigration, antisystème et nationaliste de la Lega (ou plutôt de son doublon du sud Noi con Salvini) lui a déjà permis de monter à 6 ou 8 % dans les sondages, profitant encore ici du report de voix d’un Movimento Cinque Stelle en perte de vitesse. Mais penser que cela suffise à conquérir davantage de voix, c’est ne pas connaître le sud de l’Italie. La discontinuité entre la réalité du Mezzogiorno et le projet (ou l’absence de projet) salviniste est évidente et si la Lega ne joue plus le refrain de Roma Ladrona (Rome voleuse !), on comprend mal comment le projet fédéraliste qu’elle porte puisse correspondre à des régions que le retard économique contraint à réclamer un soutien permanent de l’Etat.
Pour autant, Noi con Salvini pourrait bien se jouer de l’image de parti anti-méridional qu’on lui attribue dans le Sud. La Lega a déjà su, par le passé, y nouer des alliances avec d’autres partis au nom du fédéralisme, voire de l’indépendantisme. Salvini sait aussi qu’il peut espérer compter sur de nombreux reports de voix d’un électorat de droite en manque de repère. Après une quinzaine d’années de Berlusconisme, le centre droit peine à se trouver un leader et à constituer une opposition convaincante, laissant de nombreux électeurs de droite orphelins de représentation. C’est cette frange de l’électorat qui pourrait ainsi être tentée par le vote pour Salvini, dans le Nord comme dans le Sud ; une prédiction confirmée par les sondages qui donnent tous la Lega devant Forza Italia.
Une dernière inconnue rend enfin le futur rôle de Lega Nord dans la politique italienne plus qu’incertain, son positionnement quant aux accusations de parti xénophobe et fasciste. L’Italie est-elle vraiment prête à voter pour un parti auquel se réfèrent les néofascistes de Casapound ?
Des accusations qui lui sont portées sur ce terrain, Salvini est très conscient. Pour autant, s’il reprend dans les grandes lignes la stratégie de dédiabolisation que le FN mène en France, sa position est plus nuancée. Il sait qu’il bénéficie de l’image du leader fort qu’apprécient les nostalgiques de Mussolini. Jouant le jeu du populisme, il aura repris de nombreux outils aux partis anti-establishment européens (de droite comme de gauche). Ainsi sur Podemos, aura-t-il calqué le refus de la distinction gauche/droite, « souvenirs du passé » pour opposer la fracture entre le peuple et les élites. Quant à Marine Le Pen, c’est la légitimation par la référence aux grandes figures de l’Histoire (notamment Don Milani) qui fut empruntée. Les apparitions télévisées se multiplient elles aussi. Environ 75 fois aura-t-on pu voir Matteo Salvini sur les plateaux télévisés ces deux derniers mois.
Cela étant, la confusion est maintenue quant à la nature fasciste de la Lega. Jamais complètement niée, ni clairement assumée. Et la question, posée de nombreuses fois, se voit continuellement opposer la même rhétorique : celle de la définition propre du parti fasciste et/ou de sa probable compatibilité avec le XXIe siècle. Ce flou, qui différencie la Lega du Front national, n’est évidemment pas innocent. Une frange de l’électorat italien, surtout dans le Mezzogiorno, ne se positionne pas, en effet, par rapport au fascisme ; une frange que la Lega espère bien conquérir aux prochaines élections. Néanmoins, quelle que soit la stratégie de communication, la virulence du discours sur l’immigration et le soutien à la Lega Nord de groupes ouvertement fascistes aux meetings de Salvini – tels que les jeunes socialistes nationaux-révolutionnaires, non racistes mais antimusulmans, de Casapound – ne permet pas de douter de la nature fasciste de la Lega Nord, du moins d’une frange de celle-ci ; pas plus que les « Duce ! Duce ! » qui répondait le 28 février dernier au leader quand il dénonçait la « substitution ethnique » (ou grand remplacement) dont souffrirait l’Italie.
À la lumière de la situation politique en France, la progression de la Lega ces derniers mois paraît bien inquiétante. Elle survient cependant alors qu’un parti populiste, le Movimento 5 Stelle, a déjà échoué à construire une opposition et une alternative crédible au système qu’il se proposait de changer. Et alors que le contexte politique confine davantage à la résignation qu’à la révolution, il semble peu probable que Matteo Renzi soit réellement inquiété de l’avancée de la Lega. Pourtant, du succès des réformes qu’il a engagées, les urnes seront les seules à juger. Unidivers sera présent en Italie durant le joli mois de mai afin de savoir qui des deux Matteo sera le futur Mattadore.