Des crises comme celle de la vache folle, et notre brusque désarroi devant notre assiette ? Il les avait prévues. La très désagréable impression, dans ce domaine comme dans d’autres (OGM, réchauffement climatique, déchets nucléaires, pesticides, amiante, air pollué, antennes-relais, sites Seveso, etc.), d’être confrontés à des choix qui nous dépassent infiniment, et d’aller vers un monde de plus en plus incertain, risqué, aliénant ? Il l’avait prévue. La ferme volonté des scientifiques de fabriquer, par le clonage et les manipulations génétiques, non seulement des plantes et des animaux « améliorés », mais un homme supérieur, un surhomme ? Il l’avait prévue. Dans cet ouvrage, Jean-Luc Porquet expose vingt idées fortes d’Ellul, et les illustre par des sujets d’actualité. On verra qu’à l’heure où le mouvement critique contre la mondialisation cherche des clefs pour comprendre et, agir, cette pensée radicale, généreuse et vivifiante a des chances de s’imposer comme une référence indispensable.
2012 célèbre le centenaire de la naissance de Jacques Ellul. C’est l’occasion de lui rendre hommage et de le sortir de l’oubli où son oeuvre est injustement tenue. Comme souvent avec les intellectuels qui ont refusé de se conformer au système idéologique de l’Université française ni servir l’une de ses baronnies, Ellul est méconnu dans l’hexagone et étudié jusqu’aux États-Unis. Pourtant, sa paternité spirituelle est patente chez nombre de penseurs actuels : Michel Serres, Pierre Bourdieu, Guy Debord et Jean Baudrillard. Si ses héritiers se retrouvent aujourd’hui principalement dans le monde écologiste, le cadre de sa pensée est infiniment plus large : histoire du droit, politologie, théologie notamment.
Le travail de Jean-Luc Porquet consiste, comme l’annonce son titre, à démontrer la perspicacité d’Ellul. Dans ce dessein, il recourt à des exemples concrets et actuels en les illustrant par les propositions passées du penseur. Cette grille de lecture simple et ambitieuse fonctionne bien. Simple, le récit est accessible à tout lecteur ; ambitieuses, les analyses embrassent un matériau large.
Son ouvrage le plus marquant reste probablement Le Système technicien. Il y pourfend le système susnommé qu’il accuse de conditionner nos contemporains par l’omniprésence de la médiation et de l’artificiel. Avec, pour effet secondaire, une dégradation de la qualité des rapports humains, des sentiments individuels dans ce qu’ils ont de plus profond, notamment de l’amour, ainsi que de la relation individuelle ou communautaire à Dieu. Ce dernier versant se trouve exprimé de façon sublime dans une confession-credo intitulée Ce que je crois. Profondément croyant en Dieu, Ellul a toujours soumis sa foi et ses conceptions théologiques à ses doctrines, et réciproquement.
En ce sens, Jacques Ellul prolonge la tradition intellectuelle de l’humanisme chrétien (aux accents anarchistes de droite) en la renouvelant dans une écologie politique et spirituelle. Le lecteur comprendra alors pourquoi son oeuvre est susceptible d’influencer un large éventail de penseurs ou d’acteurs politiques comme José Bové. L’une de ses maximes forgées autour de la Seconde Guerre mondiale, « conscience globale, action locale », allait faire florès dans les années 70 sous l’avatar de « penser global, agir local ». Une évolution de la maxime que certains pourraient juger involutive : n’y a-t-il pas en effet une différence entre « conscience globale » et « penser global » ? C’est peut-être la perception spirituelle du monde qui passe à la trappe.
David Norgeot et Nicolas Roberti
N.B. : Le complément vidéo est en anglais. En effet, nul documentaire en français ne lui est consacré sur le net…
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Le Cherche Midi, 13 mai 2004, 285 pages, 19€
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